Ceija Stojka, née dans une famille Rom-Tsigane en Autriche, a été déportée pendant la dernière guerre dans divers camps de concentration et dans son livre Je rêve que je vis, qui est la transcription d’un entretien avec la cinéaste Karin Berger, elle fait revivre la petite fille qui a passé quatre mois à Bergen-Belsen, de janvier à avril 1945, jusqu’à sa libération par l’armée britannique, puis son voyage à travers l’Allemagne en déroute.
C’est donc une enfant de onze ans qui nous raconte comment elle a vécu cette expérience effroyable dans un de ces camps où étaient détenues les minorités persécutées par les nazis :
« Imagine une surface comme cette table et là-dessus plein de petits personnages et il n’y a que deux baraques, minuscules. Et toute cette surface est jonchée de cadavres, les uns sur les autres, dans tous les sens. Et la montagne de cadavre est si haute que tu peux y grimper, et pareil pour la deuxième. Et les cadavres tout en bas gisent maintenant dans cette gadoue, dans ce marécage. » (p.52)
Mais cette enfant n’a pas peur des morts qui les entourent, ils la protègent contre le froid en l’abritant du vent et en lui offrant la chaleur des vêtements dont ils ne se servent plus. Ceija, en retour, leur offre de meilleures conditions de séjour dans la mort, en leur permettant de ne pas être souillés par la boue et en leur fermant la bouche et les yeux pour respecter leur dignité d’être humain.
« J’étais toujours assise entre les morts, c’était le seul endroit toujours calme. On était à l’abri du vent. La Maman savait très bien où j’étais. Quand elle était fatiguée, elle venait et me prenait par la main. Pour dormir elle rassemblait toujours la poussière fine en petit tas qu’elle posait sous ma hanche. » (p.30)
Cette petite fille qui évolue entre des montagnes de morts, devenue adulte, garde encore au moment de l’entretien un sentiment de proximité très fort avec ces disparus :
« C’était nos protecteurs et ils étaient humains. Des gens qu’on avait connus. Mais ceux qu’on n’avait pas connus, on disait aussi qu’ils étaient des nôtres. Ce sont les nôtres et on n’est pas seuls. On n’était pas seuls aussi parce qu’il y avait tellement d’âmes qui virevoltaient tout autour. » (p.39)
Et lorsque Ceija Stojka retourne des années après à Bergen-Belsen, cette proximité ne s’est pas évanouie, elle se sent accueillie par les disparus et elle poursuit son existence en portant leur mort dans sa vie.
Je rêve que je vis ? décrit les conditions dans lesquelles cette petite fille réussit à survivre avec l’aide de sa mère et elle raconte cette enfance dans une langue qui est celle de la mémoire, lorsqu’elle fut jetée vivante dans un enfer, et elle nous décrit toutes ses tactiques d’évitement avec des mots si proches de cet autrefois, que nous intégrons le corps de cette enfant stupéfiée qui ne cesse d’inventer et d’inventer pour ne pas rester plongée à l’intérieur du réel, mais juste à côté, alors que les adultes avaient renoncé à transformer l’atrocité et n’essayaient plus que de rester en vie.
Ce livre est tout le temps à côté de ce qu’il est impossible de supporter et, justement pour cette raison, nous permet de le lire et de nous rendre compte de l’étendue inouïe du malheur que les internés de Bergen-Belsen ont dû souffrir. Mais chez cette petite fille et sa mère, l’humanité n’a jamais chaviré, et lorsque Ceija est délivrée avec sa famille et qu’il leur est offert de se venger de leurs bourreaux, elle ne voit en eux que des êtres humains dont elle ne veut pas prendre la vie, même s’ils ont assassiné son père et son frère :
« C’est curieux, mais moi aussi j’avais de la peine pour les nazis. C’était des êtres humains après tout. Et le sang battait dans leur cœur tout comme dans le nôtre. Sauf qu’il battait un peu plus vite chez nous, parce qu’on avait tout le temps peur. » (P. 71)
Des années plus tard, lorsque Ceija raconte sa déportation dans ce livre, après l’avoir tue pendant si longtemps, comme nombre des siens qui n’osaient en parler, elle redécouvre ce qui lui est arrivé avec sa lucidité d’adulte, mais elle sait qu’elle doit raconter ce qui s’est passé avec l’honnêteté de la petite fille qui l’a vécu et non avec la maîtrise d’une adulte, sinon ce serait trahir la vérité et la douleur, « La vraie vérité, la peur et la misère, ce qu’ils ont vraiment fait avec nous, » dites avec la voix terrorisée de l’enfant.
Vianney Lacombe
Ceija Stojka, Je rêve que je vis ?, Libérée de Bergen-Belsen, Traduit de l’allemand(Autriche) par Sabine Macher, Editions isabelle sauvage, 116 pages, 17 euros