La conquête du pouvoir par le citoyen-consommateur est totalement corrélée à l'histoire du Web. Et c'est dans le déséquilibre qu'elle génère sur l'ordre établi, face aux pouvoirs historiques, que réside à mon sens l'origine de la guerre digitale.
J'ai l'habitude d'utiliser la trilogie des révolutions numériques du Web pour expliquer les conséquences sur l'individu :
- le Web 1.0, Web des moteurs de recherche et des sites Internet où l'internaute découvre le pouvoir de s'informer ;
- le Web 2.0, Web des médias sociaux et réseaux sociaux où l'individu découvre l'organisation en réseau et le pouvoir de se mobiliser ;
- le Web 3.0 enfin, Web des données où l'internaute découvre l'exploitation économique de ses liens sociaux.
À chaque phase de la révolution numérique, les organisations ont tenté de s'adapter mais leur acculturation a été partielle, non pas faute d'avoir pris les virages technologiques qui s'imposaient mais faute d'avoir compris comment le consommateur était modifié par ces technologies.
Web 1.0 : le consommateur informé
La vague 1.0 du Web, que l'on peut dater aux années 1990, voit fleurir les premiers sites Internet en html ( Hypertext Markup Language). Rapidement le nombre de sites requiert de pouvoir s'y retrouver dans ce foisonnement de pages Web. La puissance des algorithmes de Google prend progressivement le dessus en pertinence et s'impose comme mode de recherche dominant. En France, 94 % des recherches se font sur Google.
Cette première phase du Web a donc fait de l'internaute un consommateur informé prêt à dédaigner les marques qui ne se mettent pas à la portée de son besoin et de son vocabulaire.
L'innovation du moteur de recherche dote le citoyen consommateur d'un nouveau pouvoir : celui de dénicher, recouper l'information et s'informer sur tout et n'importe quoi. Les personnalités influentes et les organisations découvrent ainsi le risque de se faire démasquer si elles publient de fausses informations. L'internaute n'est plus dupe mais il devra attendre que le Web évolue pour le faire savoir haut et fort. En attendant, il profite déjà d'une plus grande liberté d'information. Il commence à ignorer les sites " vitrines " car reproduisant en ligne les plaquettes commerciales des entreprises. Face aux discours policés, aux promesses sans preuves, aux belles photos figées, il préfère les sites dits user-centric qui font un effort de contenu centré sur ses besoins d'utilisateur : conseils, guides d'aide au choix de leurs produits, FAQ, etc. Les sites enterprise-centric ne séduisent pas les internautes et deviennent invisibles pour le moteur de recherche Google. En effet, avec Google émerge une discipline toute neuve consistant à favoriser l'identification du site par le moteur de façon à figurer en bonne place dans les résultats de recherche : c'est ce que l'on appelle le référencement.
Les organisations ont également mis du temps à comprendre qu'un client obtiendrait plus rapidement une réponse pertinente à sa requête si le contenu du site s'inspirait du vocabulaire utilisé par les internautes pour leurs recherches en ligne, par exemple : " fenêtre isolante " au lieu de " vitrage thermique ", " assurance pro " plutôt que " responsabilité civile professionnelle ", etc.
Cette première phase du Web a donc fait de l'internaute un consommateur informé prêt à dédaigner les marques qui ne se mettent pas à la portée de son besoin et de son vocabulaire.
Web 2.0 : le consommateur mobilisé
L'âge 2.0 du Web, dit aussi Web 2.0, voit l'avènement des médias sociaux et des réseaux sociaux, c'est à dire la possibilité pour les internautes de partager des contenus sans notion de codage et de langage html, ni connaissance technique grâce à de nouveaux outils de publication et de partage de contenu. Les premiers nés, les blogs, apparaissent en France en 1999 avec l'éditeur Blogger mais le phénomène attendra encore 5 ans avant de démarrer en France. Le mouvement des réseaux sociaux apparaît en 2003 avec LinkedIn, avec MySpace et Friendster et se généralise à partir de 2004 avec l'arrivée de Facebook. Le partage de vidéos et le microblogging font leur apparition la même année, en 2006, avec la création respective de YouTube et du petit dernier, Twitter.
En plus de pouvoir rechercher et de faire résonner de l'information, l'individu découvre donc le pouvoir de s'exprimer, de se transformer lui-même en média et d'organiser son réseau. On parle d'empowerment (le pouvoir d'agir des foules) qui sonne comme un contre-pouvoir et une forme d'accomplissement de soi.
En perdant le " quoi ", le " quand " et le " comment " sur leur propre actualité, les entreprises perdent la maîtrise de leur actif immatériel le plus fragile : leur réputation.
C'est à ce moment-là que les entreprise ont véritablement commencé à perdre du pouvoir sur le cyber-espace. La vague 2.0 qui submerge le paysage digital change totalement la donne. L'entreprise n'est plus la seule émettrice de sa communication. En outre, les révélations ne sont plus l'apanage de quelques titres de presse : avec les blogs et Twitter, n'importe qui devient son propre diffuseur. En perdant le " quoi ", le " quand " et le " comment " sur leur propre actualité, les entreprises perdent la maîtrise de leur actif immatériel le plus fragile : leur réputation.
Mais cela, les organisations le comprennent, encore une fois, assez tardivement. Pire, la plupart se lancent telle des colons, tête baissée à la conquête de ces nouveaux espaces, ouvrant des blogs, des comptes Twitter, des pages Facebook, etc. au nom de leur marque, en appliquant leur vision du monde. Aux indigènes de s'acculturer et de vénérer leur dieu (la marque).
Cette tendance à sacraliser leurs marques ou leur nom et à vouloir convertir les indigènes, sans essayer de comprendre leur culture est symptomatique d'une vision autocentrée. Ces erreurs sont le résultat de 50 ans de communication descendante ou top-down de marques à qui l'on a appris que c'est la puissance et la répétition du message qui font vendre.
Web 3.0 : le consommateur augmenté
Si le Web 2.0 a flatté l'égo des internautes en offrant des outils comme les blogs au service du narcissisme des utilisateurs, on peut dire que le Web 3.0 consacre la toute puissance du Moi. Progressivement, le consommateur prend l'habitude que le Web s'adapte à son besoin et non l'inverse, qu'on lui réponde de manière personnalisée sur Facebook ou Twitter. Il devient incapable de s'adapter à des procédures qui lui seraient imposées, comme celle de remplir un formulaire. L'absence de personnalisation lui demande un effort considérable. Dans ce recentrage sur l'utilisateur, le design et l'expérience utilisateur ont pris une importance considérable.
Son indépendance vis-à-vis des organisations se manifeste aussi par l'essor de la communication collaborative. Dans son monde centripète dont il occupe le cœur, l'internaute 3.0 échange, revend, partage, donne, selon ses besoins et ses convictions, en court-circuitant les schémas économiques traditionnels.Il s'est augmenté de 6 nouvelles dimensions qui transcendent son statut de consommateur :
- prescripteur, publication d'avis, d'évaluations, recommandations dans les conversations ;
- média, il tient un blog, publie des photos, etc. ;
- producteur, il met à disposition ses biens propres comme sa voiture ou son appartement, ou en fabrique lui-même avec une imprimante 3D, etc. ;
- intermédiaire de service, il gère la relation avec la communauté
- fournisseur de données, il envoie grâce à toutes sortes d'objets connectés des données de géolocalisation, météo, etc. ;
- financeur, il s'improvise banquier, lève des fonds grâce au crowdfunding.
Parfaitement agile dans toutes ces dimensions avec lesquelles il jongle au quotidien, le consommateur est finalement devenu ce quel'on peut appeler un consommateur augmenté.
Un nouveau défi pour les entreprises
Web 1.0, Web 2.0, Web 3.0... Malheureusement, les lacunes s'accumulent et ne se rattrapent pas. Un fossé se creuse entre les entreprises qui conservent une culture descendante et celles qui raisonnent de manière horizontale, voire bottom-up. Des acteurs de l'économie collaborative aux nouveaux barbares disrupteurs, tous ont bien compris qu'il fallait se mettre en orbite autour du Moi de ce consommateur qui se construit un monde qui lui ressemble. Le Web des données va donc encore modifier en profondeur la relation au consommateur et va une nouvelle fois rebattre les cartes entre les organisations qui utiliseront les data pour se mettre au service du consommateur augmenté.
Ces entreprise seront en outre de plus en plus dépendantes des 2 grands réseaux publicitaires les plus omniscients sur les individus : Facebook et Google. Le risque est grand pour les organisations, de passer une 3e fois à côté de l'internaute si elles ne veillent pas à troquer la puissance publicitaire pour la personnalisation du service à l'aide des data.
Extrait de :
L'art de la guerre digitale
Survivre et dominer à l'ère du numérique
Caroline Faillet
Collection: Stratégie d'entreprise, Dunod
2016 - 240 pages - 161×220 mm
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