MEURTRES À WILLOW POND, Ned Crabb (2016)
Si le plumage de Ned Crabb se rapportait à son ramage, nous aurions bien du mal à croire que l’hôte de ces bois aux allures de lord anglais coquet et compassé soit capable d’écrire ce qu’il écrit. L’habit ne faisant décidément pas le moine, l’auteur américain, sous ses airs de gendre idéalement ennuyeux, est en réalité une sorte d’ovni ubuesque doublé d’un gros fainéant qui ne compte à son actif que deux romans. Le jubilatoire, noir et désopilant La bouffe est chouette à Fatchakulla (paru en 1978 et que je vous recommande chaudement) et ce petit dernier, Meurtres à Willow Pond, où l’on retrouve avec joie et délectation l’humour cynique et décapant de ce journaliste à qui l’on donne allègrement le stylo sans concession. Car Meurtres à Willow Pond réunit tout ce qu’un-e lecteur-trice peut attendre d’un polar riche et dompté : une histoire extrêmement bien ficelée et d’une exquise perfidie, des personnages loufoques, vicieux et vitupérant, un décor majestueux et, par-dessus tout, un suspense maîtrisé de bout en bout…
Iphigene Seldon, la soixante-dizaine robuste et indétrônable est, de l’aveu même de sa famille, « une vieille salope » sobrement surnommée « le Duce » et dont la formule préférée résume parfaitement ce personnage intraitable et despotique aux allures de poétesse « barbouzienne » : « Je pourrais arracher ses couilles à un lynx ». Propriétaire d’un lodge dans le Maine, ses neveux et nièces la détestent, les maris et femmes de ses mêmes neveux et nièces la conchient, tandis qu’eux-mêmes, entre eux, se haïssent cordialement. Bref, tout le monde maudit tout le monde, chacun cherchant à s’émanciper de l’autre, combinant ainsi une atmosphère sur le camp de pêche particulièrement délétère, tendue et électrique. Chaque synapse de chaque individu souhaite la mort de Gene secrètement afin de pouvoir récupérer sa part d’héritage et se débarrasser de ce vieux tyran au langage de charretier et qui tient tout son petit monde d’une main de maître… Jusqu’à ce que ce funeste souhait intime et obsessionnel soit enfin exaucé… mais par qui ?
Meurtres à Willow Pond l’on ne peut clairement s’en passer. Lasci-f-ve sur un banc au soleil, trempé-e sous la pluie, en position « sardine ratatinée » dans le métro ou le bus, de partout l’on embarque ce roman policier rondement mené, huis clos accrocheur, insolent et charismatique aux faux airs d’Agatha Christie qui a l’immense mérite de faire oublier l’agitation alentour. Ned Crabb catapulte dans nos mirettes un lieu enchanteur, six suspects déjantés, d’autres qui rôdent non loin de là, nous gratifie d’une écriture fleurie, vigoureuse, de dialogues à pouffer de rire toutes les trois minutes et d’un épilogue comme un grand feu d’artifice noir, très noir. Les personnages sont beaux (physiquement) mais torturés et chancelant, gavés au whisky ou la cocaïne, la rancœur et les envies de meurtres légion, bref, à Willow Pond, les apparences et le décor cachent une réalité crasse et sordide où la cupidité le dispute à la manipulation. L’intrigue est rondement menée, avançant à petits pas sautillants et gaillards et, sous des airs fantasques et anarchiques, l’histoire se révèle millimétrée et particulièrement bien construite, s’affirmant dès les premières pages comme un instant de lecture succulent et vivifiant. Ned Crabb prend un immense plaisir à nous ballotter au cœur de cette famille qui, à défaut d’être sale, se révèle largement affreuse et méchante, et ce pour le plus grand plaisir d’un-e lecteur-trice un tantinet voyeuriste qui se pourlèche les babines face à cette macabre mascarade…