On sait, ici, tout le bien que je pense de Lionel-Edouard Martin, et l'admiration que j'ai pour son oeuvre - bien avant, donc, d'avoir le privilège d'en être l'un des éditeurs. Depuis une petite dizaine d'années (depuis, je crois, Deuil à Chailly), je n'ai de cesse de clamer ici ou là que cette oeuvre n'a rien à envier à celle de ceux que l'on reconnaît d'ordinaire comme nos plus grands prosateurs - quant à ce qui est de sa poésie, même s'il a pu m'arriver de la commenter, je laisse à des connaisseurs plus chevronnés le soin de l'évoquer.
C'est au romancier que je me suis donc surtout et toujours intéressé. Ce fut, d'abord, affaire d'écriture : j'avais découvert en le lisant quelque chose où j'entendais les grandes leçons de la littérature "classique", mais dans une forme et des modalités spécialement charnues, carnées, préhensibles pour ainsi dire, et qui me laissait entrevoir aussi une très enviable liberté de mouvement, de ton, de registre - quelque chose comme une autonomie propre ; enfin, j'admirais cette manière si sensible qu'il avait (qu'il a) d'évoquer ce que nous appelions naguère les "provinces françaises" sans jamais, au grand jamais, titiller la tentation régionaliste, et en parvenant même, gageure parmi les gageures, à tutoyer une sorte d'universel de la sensation et du sentiment. Mieux qu'un grand romancier, donc : un grand écrivain.
Icare au labyrinthe, qui paraît donc aux Éditions du Sonneur, constitue ce que lui-même appelle en privé le dernier volet de sa Trilogie des jeunes filles.
Dans Anaïs ou les gravières, où Lionel-Edouard Martin prolongeait, détournait, presque pastichait l'univers du roman policier, le narrateur faisait mine d'enquêter sur une jeune fille assassinée.
Dans Mousseline et ses doubles, avec ses allures de fresque ou de saga, notre jeune fille traversait le siècle français, montait à Paris et y découvrait la littérature et la passion amoureuse.
Enfin voici Palombine, héroïne d'Icare au labyrinthe, jeune femme tout ce qu'il y a de moderne, contemporaine même, facétieuse, enjôleuse, boudeuse, intuitive, frivole et spirituelle. Elle parle avec les manières du jour, donne du mou aux manières, déleste les coeurs mélancoliques et cultive joliment l'esprit railleur. Le narrateur, littérateur vieillissant et nostalgique qui lui fait traverser la France en voiture, est d'évidence fort sensible à ces charmes qu'elle est assurément loin de méconnaître. Mais qui est-elle, finalement, cette Palombine ? Existe-t-elle au moins ? Rien n'est moins sûr, et c'est l'un des aspects les plus brillants de ce livre que de réussir à incarner un personnage tout en donnant à penser qu'il n'est que pur produit de l'imaginaire du romancier (“je n'oublie pas qu'elle est ma créature, je la perce avec facilité”).
L'auteur sculpte son personnage, sculpte Palombine, et c'est au travail de création de cette chair que le lecteur assiste :
Je la désirais jeune, d’une jeunesse blonde et ferme, avantagée par la nature, désirable – mon double opposé.
Bientôt, la silhouette, d’esquisse, s’étoffa : je la voyais dans ma tête, mais sans pouvoir la dire.
Je compris soudain ce qui lui manquait : l’épaisseur d’une histoire. Un corps est toujours une conséquence, il ne sort pas ex nihilo du moule. Comme le pain raconte le blé, des labours aux semailles, du germe à la moisson, de la meule au pétrissage, bras rouges de l’homme à la charrue, blancs au fournil, je me devais d’emporter Palombine dans un récit pour lui donner la consistance, le façonnage indispensable à sa vie parmi la mienne.
On le voit, dans le jeu de création se niche pas mal de mélancolie, laquelle est traitée avec cette forme de dérision qui est aussi une manière de poser le doigt sur ce qui éloigne des rives de la vie, et dont le narrateur souffre secrètement, intimement. L'enthousiasme de la jeunesse, la mélancolie de la vieillesse : ces deux caractères ne s'opposent pas tant qu'ils s'embrassent, se lient, se croisent, se nourrrissent l'un l'autre. D'où le jeu, d'où l'humour, d'où l'ironie, voies naturelle de cette mise en abyme.
Palombine, assise à la “place du mort”, étudie une carte Michelin en égrenant des noms de lieux-dits :
– Comment tu fais pour te souvenir de trucs aussi bancroches, La Brequeille, Coubladour, des noms pareils?
– Je me relis. C’est juste une trentaine de lignes plus haut.
Ce qu'il y a de très beau dans ce roman, c'est cela : tout ce qui persiste à lier, relier ces deux êtres qu'en apparence tout oppose. Que le vieil homme ait un faible pour la jeunesse, voilà qui ne surprendra personne ; il était moins évident que cette jeune fille aussi moderne trouvât autant d'agrément à la présence du vieil homme ; or Lionel-Edouard Martin a su montrer que la chose était possible : que les générations ne s'opposent peut-être pas autant qu'on veut bien le dire, et qu'elles s'épient plutôt, se dévisagent, se jaugent dans un mouvement mutuel d'apprivoisement. D'où la grande beauté, la grande sensibilité de cette relation.
Cette Palombine est décidément un bonheur pour l'écriture de Lionel-Edouard Martin : elle lui apporte une fraîcheur, une énergie, un rythme qui lui permettent de jouer avec lui-même et ses propres marottes, elle l'accule même parfois à une forme de légèreté qui, loin d'affadir ou de normaliser ce que son écriture recèle traditionnellement de sensible et de délicat, lui donne ici tout son contraste. Sa nostalgie, du coup, perd un peu de la mélancolie qui y était enfermée, pour se muer en un sentiment nouveau, fait tantôt d'amusement, tantôt de curiosité, tantôt de sentimentalité. Et il faut bien le dire : parfois, Mousseline lui cloue le bec.
- En librairie le jeudi 26 mai 2016 - Éditions du Sonneur
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