(anthologie permanente) Frédéric Mistral

Par Florence Trocmé

Les éditions Actes Sud publient Le Poème du Rhône de Frédéric Mistral, traduit du provençal et préfacé par Claude Guerre.

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Au port d’Ancouno an pas quicha l’anchoio
Que tourna-mai se cargo, zóu que n’i’ague…
Mai coume acò sènt bon ! sus lou Caburle
An embarca vint saco de vióuleto
Que porton à Bèu-Caire : es la culido
Que s’es facho au Mezenc, à Santo-Aulaio,
Emai vers lou Grand-Serre e la Vau-Droumo.
D’aquelo secarié de canitorto
Lou Rose tout entié lèu se perfumo.
Sus la maire dóu Rose pleno d’isclo
Jito si rai tebés la souleiado,
Sus li revòu que trelusènt virouion
E l’un dins l’autre en rebouiènt se perdon,
Sus li bousquet d’ounte lis aubo sorton
Emé si trounc cambaru que blanquejon,
Redoun e lisc, coume dirias li cueisso
De quauco ninfo o divesso giganto.
Di segounau verdejon li broutiero ;
Dins li canié li rèsso-sagno en noumbre
Fan «  tiro ! sarro ! » I calanc que s’aliuenchon
O se raprochon en taiant la ribo,
Li capoun-fèr tamison à grand ciéucle
O radon li faucoun sus lis auturo.
Entre li bord amudi, soulitàri,
Pacifico descènd la longo floto
Qu’à soun entour es talo l’avalido
E talamen es vaste lou silènci
Qu’à milo lègo sèmblo liuen dóu mounde.
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L’anchois à peine avalée à Ancone,
qu’on charge à nouveau va comme j’te pousse !
Mais alors ça sent bon ! Sur le Caburle
ont embarqué vingt gros sacs de violettes
cueillies au Mézenc et à Sainte Eulalie
et vers le Grand-Serre, et même au Val Drôme.
On porte à Beaucaire cette sécherie
de fleurs mauves à la beauté un peu bossue
qui sitôt embaument le lit du Rhône.
Et sur ce grand chemin parcouru d’îles,
le soleil caresse de ses ors tièdes
les splendeurs d’eau torsadée qui pirouettent,
bouillonnent, s’emmêlent puis disparaissent.
Des petits bois, jaillissent les peupliers
avec leurs troncs à longues jambes blanches
lisses et rondes — on dirait les cuisses
de quelque nymphe ou déesse géante !
Entre les digues verdoient les oseraies.
Dans les fourrés de cannes : « Tiro ! Sarro ! »
font les petites rousserolles. Soudain
la falaise vient sur nous tailler les eaux,
— alors les faucons planent sur les hauteurs —
puis file au loin — et les vautours talochent
le ciel à grands cercles. Entre les rives,
silence et solitude. Le long convoi
descend pacifiquement vers l’horizon
si vaste ! Et si vaste le silence !
que le monde semble à mille lieues de nous.
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E van se jaire. A l’aubo, entre que piéuto
Dins li brouas dóu Rose l’auceliho,
Dau ! dau ! lou veiturin, lis equipage,
Tout acò’s deja dre. Pèr la remounto
An tira li sapino, li pinello,
Tafort ! adrou ! de l’autro man dóu flume.
Desplegon li dos maio tànti longo
Qu’à l’aubourié de la grand nau se ligon.
Agroupon i dos maio li maieto
Pèr i’atala li grand chivau de viage.
Au cau-d’avans de la barco majouro
Vint-e-vue garagnoun se i’apountellon,
Dessepara, quadrigo pèr quadrigo,
Emé soun menadou de quatre en quatre.
Li quatre primadié, tóuti blanc, porton
Lou baile carretié – qu’a la counducho
Di vuetanto chivau dis atalage.
Au cau-d’arri. van jougne mai dès couble ;
Au cau de la carato uno dougeno ;
Au restant di batèu o de la rigo
Lou rèsto di supèrbi roumpe-tèsto.
En endihant vers lis ergo palustro
E gravachant la terro de si bato,
Oh ! que soun bèu, la creniero que floto,
Emé li róugi flo de si cabestre,
Si rava blu de lano amechourlido,
Si coulassoun plen de clavèu de couire !
À Tarascoun, i’an douna la civado.
Lou manescau ferrant, qu’es de l’escorto,
Un darrié cop lis a passa’n revisto.
Li marinié de terro, à pleno cencho
Pourtant li batafiéu – que s’envertouion
Pér adouba, quand fau, li roumpeduro
De la maio, – soun lèst. D’aut de la barco.
Lou vièi patroun Apian, en vesènt siéumo
Aquelo pouderouso cavalino
Qu’en dougo dóu grand flume s’esperlongo,
En countemplant touto aquelo sequèlo
De marinié, de carretié, que bourjon
Li Segounau dóu Rose à sa coumando,
En espinchant la floto e la tesuro
Dis aut tibanèu blanc que s’encamellon
Subre la carguesoun di marchandiso
Bèn estivado e marcado à bon nòli
Pèr l’escrivan, lou vièi patroun se gounflo
Dins soun ourguei de mèstre d’equipage :
– E vuei, pèr trebóuja, dis, que ié vèngon
Li Cuminau tant famous de Serriero,
Li Bounardèu de Lioun, tànti riche,
Li Martouret bragard, que n’an que piafo,
E li boutié d’Isero e de Grenoble
Emé si biòu lourdas, councha de bóuso !
Que ié vèngon, se volon, en seguido :
Ié fara, lou Caburle, tira l’ènso ! –
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Ils vont dormir. À l’aube, l’oisillage
met le branle aux talus du Rhône: alerte!
debout ! Les voituriers, les équipages,
tout le monde s’affaire à la remonte !
On a traversé sapines et penelles
— tire ! pousse ! tire ! — de l’autre côté.
On déploie les deux très longs maîtres câbles
qui vont se prendre à l’arbre de la grand nef.
On noue aux câbles les petites mailles
où l’on attelle les grands chevaux haleurs.
Tirant au câble avant du bateau majeur,
vingt-huit étalons vont porter leurs efforts
de conserve, quadrige par quadrige,
chaque quatuor ayant son conducteur.
Les quatre chefs de file, tous blancs, portent
le chef charretier qui a autorité
sur les quatre-vingts chevaux de halage.
À la maille arrière on met dix coubles.
Au câble de carate une douzaine.
On attelle au reste des barques du convoi
le restant des superbes casse-burnes.
Ils hennissent vers les pouliches des champs
en écroûtant la terre avec leurs sabots!
Ah! ils sont beaux, la crinière qui flotte,
avec les rouges houppes de leur licou,
leurs housses bleutées de laine floconnée
et leurs colliers ornés de clous de cuivre!
À Tarascon, on leur donne l’avoine.
Le maréchal-ferrant les passe en revue
une dernière fois. Il part avec nous.
Des mariniers sont à pied d’œuvre, ils marchent,
le ventre entortillé de cordelettes,
pratiquant, lors des brisures de câbles
l’épissure des torons. Patron Apian,
en haut du bateau observe son armée
vigoureuse de chevaux qui s’étire
sur la berge du grand fleuve, il contemple
la ribambelle de tous ses mariniers,
ses charretiers patrouillant les Segonaux
du Rhône à son commandement, enfin
il jauge le convoi, juge la tension
des larges tentes blanches sous lesquelles
s’amoncellent les lots de marchandises
bien arrimées, le chiffre de fret inscrit
par l’écrivain de voiture, alors Apian
sent son orgueil de maître d’équipage
qui gonfle : qu’ils y viennent les emmerdeurs!
les si fameux Cuminal de Serrière !
les Bonnardel, tous ces richards de Lyon,
les Marthouret frimeurs faiseurs d’embarras,
et les cow-boys d’Isère et de Grenoble
avec leurs bœufs lourdauds, conchiés de bouses !
Qu’ils y viennent, s’ils veulent, à la poursuite
du Caburle, on va te les faire souffler !
Frédéric Mistral (1830-1914), Le Poème du Rhône, traduit du provençal et préfacé par Claude Guerre, édition bilingue, 304 pages, 23€ (16,99€ en version numérique), Actes Sud, 2016, pp. 98 à 101 et 228 à 231.