Minière ne se présente pas comme un philosophe, mais plutôt comme un moraliste, au sens où il l’entend : « les moralistes de l’âge classique français sont les esprits les plus libres qu’il soit à l’égard de la « moraline » (le mot de Nietzsche), ils ne sont pas fixés à la morale, ils sont en mouvement, en recherche… » (p17) L’auteur pose des questions de vie (pas de mort) et plus précisément de trajet, de ligne, de géométrie de vie. Mais, à la différence peut-être des moralistes du XVIIe, il cherche moins une loi générale que sa vérité particulière d’homme, d’individu. Le mouvement du livre est significatif à cet égard : le début est une approche variée du questionnement : « je n’écris pas pour faire de la littérature, j’écris pour dessiner un je, lui-même et autrement, pensée et sensations. » (p13) La quête de soi se poursuit par une série de notes plus nettement autobiographiques, dans lesquelles le motif du « divertissement » disparaît presque, avant de revenir vers la fin du livre, qui propose une conclusion ouverte : « je ne suis pas moderne, je cherche, je ne suis pas Picasso, je cherche. » (p64)
On pourrait dire qu’il y a un désir d’unifier sa vie, de lui trouver une ligne claire, et en même temps le constat qu’en simplifiant pour parvenir au but, on tombe dans le faux. Une vie reste, sinon énigmatique, au moins complexe : par exemple dans sa tension forte entre la vie sociale et la poésie (p63), entre « mes années d’efforts vers la normalité, (…) l’adaptation, la « dignité », la légitimité » (p48) et puis la part de soi qui reste autre, rebelle, différente, d’une certaine façon irrécupérable. Cette auto-analyse n’est pas narcissique parce que Minière ne tire aucune vanité de celui qu’il est, et il n’essaie pas de construire un personnage, il cherche simplement, honnêtement, à se comprendre et plus largement à voir s’il y a un « sens » à la vie qui a été vécue. D’où le retour sur certaines expériences d’une jeunesse pauvre, difficile, même si traversée ça et là par de brillants soleils : « l’enfance irresponsable à P. et dans la campagne » (p49), la méchanceté (p47), la faim (p40), le bonheur et l’angoisse (p56), la souffrance et l’humiliation (p51), « la Vision (qui donne) le goût des révoltes – à jamais » (p37) … Ces retours en arrière permettent d’éclairer le parcours, de dessiner une ligne de vie, sans toutefois la justifier. Il y avait une revanche à prendre, mais la prendre a peut-être été un « divertissement » : « pendant une période de ma vie, j’avais voilé ma cible par mes efforts pour réussir : être légitime, « adapté », participant… » (p45)
Ce petit livre va loin dans l’aveu et la réflexion sur soi, la vie, sans pour autant verser dans la psychologie et la complaisance à soi-même. Les références littéraires sont présentes, à commencer par Pascal, mais elles sont le plus souvent incidentes (Artaud, p39 ; Bataille, p43 ; Freud, p42…) ou bien noyées dans le texte même et seulement affleurantes, sans marquage distinctif (ainsi pour Baudelaire pp 47, 50, 61…). Ce qui demeure le plus sensible, c’est l’impression forte d’un auteur face à lui-même pour un « examen de minuit » qui porte sur toute son existence, sans tricher : « Contre quoi lutte-t-on quand on écrit ? Contre la façade, contre l’honnêteté de façade, la pudibonderie ou les larmes. » (p60)
Antoine Emaz
Claude Minière, Le divertissement, Tarabuste éditeur, 72 pages – 11€