Quatrième centenaire de la mort de William Shakespeare oblige, l'album de La Pléiade de cette année est consacré à l'immense dramaturge et poète anglais. Les éditions Gallimard ont confié cette lourde tâche à Denis Podalydès, qui, comme il le dit lui-même, se trouve à la croisée des routes qui mènent à l'oeuvre monumentale, puisqu'il en est tantôt lecteur, tantôt spectateur, tantôt acteur .
A la fin de l'album, Denis Podalydès, devenu auteur, s'inquiète de l'accueil qui sera réservé au défi qu'il a relevé et qui tient de la gageure: Comme j'ai procédé par bonds et raccourcis, n'ai pas composé une suite logique de textes, mais disposés ceux-ci dans un ordre elliptique et flottant, j'encours de multiples reproches d'oublis, de négligences et de manques.
Il précise sa méthode, aux confins de l'esprit français et de l'esprit anglais: J'ai préféré devant la matière infinie et changeante, saisir des moments, des scènes, des phrases, des détails, tirés eux-mêmes des textes ou des mises en scène de ces textes, espérant que chacun contienne un tant soit peu du tout, reflète un aspect significatif.
Cette méthode s'apparenterait donc davantage à l'esprit anglais, confus et alambiqué , qu'à l'esprit français, . En réalité, elle tient un peu des deux, car suite logique il y a. Il parle d'abord de l'homme, puis de l'oeuvre, des traductions, des mises en scène et de leur évolution, du cinéma, enfin de l'illusion parfaite , telle qu'il l'a connue en tant que spectateur et acteur.
L'illusion parfaite est une expression de Stendhal, l'un des premiers à s'être montré enthousiaste lors d'une tournée dans les années 1820, effectuée en France par des acteurs anglais qui jouent , et dans le texte original. Denis Podalydès explique que Stendhal entend par là ce trouble qui produit, même fugitivement, la sensation d'un dépassement de toute convention théâtrale .
Le lecteur de l'album n'est donc pas surpris quand Podalydès se refuse de choisir entre l'immensité de Shakespeare et la grandeur de Racine, entre le monde libre, illimité de l'un et l'enceinte classique, soigneusement bornée de l'autre: Si Shakespeare est du côté de la forêt [...], si Racine et Molière sont du côté du palais, ou de la maison, je sais que la maison et le palais sont cernés par la forêt.
Alors, pourquoi ne pas faire comme lui? Par exemple, pourquoi ne pas rappeler que Shakespeare s'est d'abord fait connaître par deux grands poèmes, Vénus et Adonis, et Le Viol de Lucrèce, ensuite par ses , enfin par son théâtre? Et ne pas dire que si Shakespeare ne publie plus de grand poème après 1595, c'est parce qu'il choisit délibérément le théâtre pour inventer une poésie nouvelle ?
(Le deuxième vers du sonnet XXX a été choisi pour la première traduction du titre anglais d' A la recherche du temps perdu, Remembrance of Things Past.)
Le théâtre élisabéthain est une nouvelle expression théâtrale: "Un public de masse, un répertoire nouveau, une dramaturgie nouvelle". Telles sont, pour Roland Barthes, les trois conditions nécessaires à l'émergence d'un théâtre moderne. Et si Barthes fait allusion au théâtre de Brecht, à Londres, à partir de 1580, ces trois conditions sont réunies.
En effet, en s'affranchissant de l'Eglise et de l'Université, la pratique s'autonomise; en se dotant d'un répertoire nouveau, elle se spécialise et, grâce à la constitution de troupes d'acteurs, se professionnalise: C'est dans ce monde, où le théâtre occupe bientôt le centre de la vie publique, qu'à la fin des années 1580 William Shakespeare fait son entrée.
Pourquoi ne pas répéter ce qu'il dit de la personne? Shakespeare n'est pas un écrivain bohème, contrairement à la plupart de ses collègues élisabéthains. C'est un homme discret. On le dit toutefois de bonne compagnie, joyeux s'il le faut, quand il le faut: gentle. Il est souvent consulté pour des litiges ou des procès: On a la trace de ses témoignages. Il s'y montre nuancé, parfois désemparé, soucieux des autres et d'une équité subtile.
Pour ce qui concerne son oeuvre, Podalydès donne la parole à Orson Welles: J'aimerais dire ceci: tout metteur en scène qui dirige une pièce ou un film shakespearien, ne peut en réaliser qu'une petite partie. Shakespeare est le plus grand homme qui ait vécu, et nous, nous sommes des taupes qui travaillons sous terre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de saisir, de mordre un petit quelque chose, mais ce que nous saisissons doit être vrai et non pas dénaturé
Enfin, pourquoi ne pas évoquer John Gielgud, qui joue Jean de Gand dans le de la grande collection télévisée de la BBC (1978-1985), pour laquelle Podalydès n'est pas tendre ( plans alambiqués et datés , pléthore de figurants statiques et d'acteurs engoncés etc.)? Cette évocation n'est pas fortuite. En effet Podalydès y confirme sa qualité d'auteur, choisi comme tel par la NRF, quand il parle ainsi, avec bonheur, de la désuétude de la voix du grand acteur anglais, à laquelle il tient:
Elle témoigne d'une si profonde maîtrise du pentamètre iambique, le parle si aisément, avec cette douceur spirituelle et mélancolique dont j'aime nimber sa diction ancienne quand je l'imite [...], quand je me la figure ou me la remémore: les finales suspendues, tintant parfois comme d'exquises clochettes, le rythme rapide, la gravité elle-même soumise à cette légèreté qui [...] enveloppe et lie répliques et dialogues shakespeariens en une langue originale.Francis Richard
PS
La couverture de l'album est une reproduction d'une affiche de Macbeth, de Jan Lenica, Varsovie, 1996
Album Shakespeare, Denis Podalydès, 256 pages, Gallimard
Albums précédents:
Album Casanova, Michel Delon, 224 pages, Gallimard (2015)
Album Duras, Christiane Blot-Labarrère, 256 pages, Gallimard (2014)
Album Cendrars, Laurence Campa, 248 pages, Gallimard (2013)