tristesse sauvage

Par Jmlire

" Dieu que Téhéran était triste. Le deuil éternel, la grisaille, la pollution. Téhéran ou la peine capitale. Cette tristesse était renforcée, encadrée, par la moindre lumière ; les fêtes abracadabrantes de la jeunesse dorée du nord de la ville, si elles nous distrayaient sur le moment, me précipitaient ensuite, par leur contraste éclatant avec la mort de l'espace public, dans un spleen profond. Ces jeunes femmes magnifiques qui dansaient, dans des tenues et des poses très érotiques, en buvant des bières turques ou de la vodka, sur de la musique interdite en provenance der Los Angeles remettaient ensuite leurs foulards et leurs manteaux et se perdaient dans la foule de la bienséance islamique. Cette différence si iranienne entre le biroun et l' andaroun, l'intérieur et l'extérieur de la maison, le privé et le public, que remarque déjà Gobineau*, était poussée à l'extrême par la République islamique. On entrait dans un appartement ou une villa du nord de Téhéran et on se retrouvait soudain au milieu d'une jeunesse en maillot de bain qui s'amusait, un verre à la main, autour d'une piscine, parlait parfaitement anglais, français ou allemand et oubliait, dans l'alcool de contrebande et le divertissement, le gris du dehors, l'absence de futur au sein de la société iranienne. Il y avait quelque chose de désespéré dans ces soirées ; un désespoir dont on sentait qu'il pouvait se transformer, pour les plus courageux ou les moins nantis, en cette énergie violente propre aux révolutionnaires. Les descentes de la milice des mœurs étaient, selon les périodes et les gouvernements, plus ou moins fréquentes ; on entendait des bruits, selon lesquels un tel aurait été arrêté, un tel passé à tabac, une telle humiliée par un examen gynécologique pour prouver qu'elle n'avait pas eu de relations sexuelles hors mariage. Ces récits, qui me rappelaient toujours l'atroce examen proctologique subi par Verlaine en Belgique après son algarade avec Rimbaud, faisaient partie du quotidien de la ville. Les intellectuels et les universitaires, pour beaucoup, n'avaient plus l'énergie de la jeunesse, ils se divisaient en plusieurs catégories : ceux qui avaient réussi, bon an, mal an, à se construire une existence plus ou moins confortable " en marge" de la vie publique ; ceux qui redoublaient d'hypocrisie pour profiter le plus possible des prébendes du régime et ceux qui, nombreux, souffraient d'une dépression chronique, d'une tristesse sauvage qu'ils soignaient plus ou moins bien en se réfugiant dans l'érudition, dans les voyages imaginaires ou les paradis artificiels. Je me demande ce que devient Parviz* - le grand poète à barbe blanche ne m'a pas donné de ses nouvelles depuis des lustres, je pourrais lui écrire, il y a si longtemps que je ne l'ai pas fait. Quel prétexte trouver ? Je pourrais traduire en allemand un de ses poèmes, mais c'est une expérience terrifiante de traduire d'une langue qu'on ne connaît pas vraiment, on a l'impression de nager dans le noir - un lac calme ressemble à une mer démontée, un bassin d'agrément à une rivière profonde. A Téhéran c'était plus simple, il était là et pouvait m'expliquer, presque mot à mot, le sens de ses textes. Peut-être n'est-il même plus à Téhéran. Peut-être vit-il en Europe ou aux États-Unis. Mais j'en doute. La tristesse de Parviz venait justement du double échec de ses tentatives d'exil, en France et en Hollande : l' Iran lui manquait ; il était rentré au bout de deux mois. Évidemment, de retour à Téhéran, il avait suffit de quelques minutes pour qu'il déteste de nouveau ses concitoyens. Chez les femmes de la police des frontières en marnaé qui prennent votre passeport à l'aéroport de Mehrâbad, racontait-il, on ne reconnaît ni le bourreau, ni la victime ; elles portent la cagoule noire de l'exécuteur médiéval ; elles ne vous sourient pas ; elles sont flanquées de soudards en parka kaki armés de fusils d'assaut G3 made in the Islamic Republic of Iran, dont on ne sait s'ils sont là pour les protéger des étrangers qui débarquent de ces avions impurs ou les, fusiller au cas où elles leur manifesteraient trop de sympathie. On ignore toujours ( et Parviz soufflait cela avec une résignation ironique, un mélange tout à fait iranien de tristesse et d'humour) si les femmes de la Révolution iranienne sont les maîtresses ou les otages du pouvoir. Les fonctionnaires en tchador de la Fondation des déshérités sont parmi les femmes les plus riches et les plus puissantes d'Iran. Les fantômes sont mon pays, disait-il, ces ombres, ces corneilles du peuple auxquelles on attache solidement leur voile noir quand on les exécute par pendaison, pour éviter une indécence, parce que l'indécence ici n'est pas la mort, qui est partout, mais l'oiseau, l'envol, la couleur, surtout la couleur de la chair des femmes, si blanche, si blanche - elle ne voit jamais le soleil et risquerait d'aveugler les martyrs par sa pureté. Chez nous, les bourreaux en capuche noir de deuil sont aussi les victimes que l'on pend à loisir pour les punir de leur irréductible beauté..."

Mathias Enard : extrait de " Boussole", Éditions Actes Sud, 2015 https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Arthur_de_Gobineauhttp://

* https://fr.wikipedia.org/wiki/Parviz_Abolgassemi