La maison Roederer telle que vous ne l’avez jamais découverte avec l’Interview Très Stratégique de son CEO, mr Frédéric Rouzaud

Publié le 20 mai 2016 par Darkplanneur @darkplanneur

Darkplanneur marque son retour après une césure nécessaire pour cause de « beaucoup de travail » (travailler et blogger c’est 2 boulots à plein temps, et très étonné que certains ne le comprennent toujours pas après autant d’années) avec une belle et profonde interview comme on les aime d’une des personnalités de l’industrie du champagne, et du Luxe tout court: mr Frédéric Rouzaud nous dit tout sur la maison de champagne icônique Louis Roederer, et sur sa vision du Luxe, du champagne.

Darkplanneur : Comment se porte le monde du champagne et la maison Roederer en particulier ?

Frédéric Rouzaud : En 2015, le champagne se porte plutôt bien puisque les ventes, en volume, ont augmenté de 3%. Cette croissance est assez sympathique pour le champagne et de toute façon, il ne sera pas possible de faire plus car les volumes sont limités. Roederer est également dans cette tendance. Nous ne pouvons pas vendre plus car notre production est limitée par notre vignoble. Nous sommes plutôt dans un système d’allocation par pays ou par réseau de distribution et avons privilégié la distribution « sélective », c’est-à-dire la belle restauration, les beaux hôtels, les magasins spécialisés de vin, etc… plutôt que la grande distribution. Dans cette croissance volumétrique très limitée, nous essayons de produire davantage de vins de domaine millésimés, rosés ou blanc de blanc car nous avons pour vocation d’élaborer des vins identitaires et singuliers qui racontent la magie et la spécificité des grands terroirs Champenois avec une viticulture de précision, un peu « haute couture », permettant d‘élaborer ces vins.

La tendance de Roederer est clairement de revenir à l’histoire de la maison, ce que nous arrivons à faire avec le Brut Nature/Starck, le Rosé, le Millésimé, le Blanc de Blanc, Cristal, etc… La proportion de ces vins (dans les 3,5 millions de bouteilles produites chaque année) n’a de cesse de croître, grâce à la qualité et la magie de notre vignoble.

D : Et le groupe Roederer ?

FR : Nous avons pu acquérir deux très belles propriétés à Bordeaux : le château de Pez et le château de Pichon Comtesse dont nous suivons de près le développement et la cohérence avec notre philosophie. C’est une région très dépendante du millésime avec de fortes variations de qualité et de prix (2009, 2010 et 2015 sont de très grandes années ; 2011, 2012 et 2013 moins cotées).

Le domaine Ott en Provence rencontre un succès incroyable depuis une dizaine d’années grâce à la modernité de son vin rosé haut de gamme. Ce vin s’exporte de mieux en mieux et nous sommes également sous allocation puisque la production est limitée par leur vignoble. De plus, nous avons un joli projet pour 2016 avec un  nouveau vrai second vin élaboré par la famille Ott dans son nouveau chai du Château de Selle et qui va s’appeller « By Ott ».

Ramos Pinto (maison de porto) évolue dans un marché assez compliqué mais stable. Depuis 25 ans, la production de porto dans le monde est la même (120 millions de bouteilles) ; ce n’est pas un marché qui explose mais ARP connaît un beau succès. À côté de Ramos Pinto, nous faisons aussi des vins tranquilles Duas Quintas sur le même vignoble qui marchent très bien. Le Douro est une région qui commence à être dans le radar des grands critiques de vins. C’est un des plus beaux vignobles du monde classé au patrimoine de l’UNESCO.
Ensuite, nous avons Roederer Estate en Californie qui fait des vins mousseux  sur un domaine exceptionnel (entre $20 et $25 la bouteille) vendu 90 % aux Etats-Unis, avec des rosés, une cuvée de prestige, etc… Il y a 3 ans, nous avons acheté une winery dans la même vallée (Anderson Valley) pour faire des vins tranquilles Pinot noirs et Chardonnay : des vins « bourguignons » que nous avons lancé il y a 1 an et demi et qui s’appelle Domaine Anderson. Et pour finir, nous avons le champagne Deutz qui a encore battu les records l’an dernier en champagne et qui possède aussi la maison de vin Delas qui fait des vins dans les appellations prestigieuses de la vallée du Rhône (Hermitage, Cote Rotie, etc.).

D : Vous avez pris la succession de votre père. Pourquoi est-ce si important pour Roederer de rester indépendant ?

FR : Je ne sais pas si nous pouvons dire que c’est important ; c’est surtout une réalité. Dans le domaine du vin, les affaires de famille ont une vraie signification, cela veut vraiment dire quelque chose. Notre mission est d’élaborer les plus grands vins possibles à partir de terroirs exceptionnels et en quantité limitée, cela nécessite des investissements très importants en terme d’achats fonciers, de portage de stock et de soins apportés à toutes les étapes de notre métier. Donc il vaut mieux avoir une famille derrière soi qui a une vision à long terme, très patrimoniale et esthétique de notre activité. La famille est soucieuse de son produit et travaille de manière artisanale. Elle veille à ce que ses vins soient le reflet d’une créativité, et d’une sophistication permanente. Les actionnaires familiaux ne nous demandent pas de délivrer une croissance de 10% au prochain trimestre, ils nous demandent de positionner Roederer dans les 20 ans qui viennent.

D : Lorsque vous parlez de transition de grands groupes, nous supposons que vous avez déjà eu des offres. Pérennité, vision à long terme, famille, actionnaires… sont des valeurs qui se rapprochent de groupes tels que Kering ou LVMH. Pourquoi ne pas leur avoir vendu Roederer puisqu’ils partagent les mêmes valeurs familiales ?

FR : Cela va peut-être vous étonner mais nous n‘avons jamais reçu d’offre. Sûrement parce qu’ils savent que nous ne sommes pas à vendre. Aujourd’hui, il se trouve que l’actionnariat familial est assez resserré et que les propriétaires (ma famille en l’occurrence) n’ont pas du tout envie de vendre. Les raisons sont simples : la maison marche bien et nous avons une bonne compréhension des enjeux et un souhait de pérennité. Alors pourquoi vendre ? Pour faire quoi ? J’aimerais que quelques personnes de la famille aient envie de vendre afin de pouvoir resserrer le capital mais ce n’est pas à l’ordre du jour. C’est quand même une chance d’être actionnaire d’une maison comme celle-ci. Nous sommes détenteurs d’un patrimoine exceptionnel certes privé, mais qui appartient à la culture et au patrimoine français et notre mission est de hisser les vins français au plus haut niveau de qualité possible avec une vraie originalité.

D: Vous vous positionnez comme un champagne de niche. En quoi est-ce si important ?

FR : Nous ne savons pas faire autrement. Cela fait partie de la culture de la maison depuis sa création. Louis Roederer était négociant en 1850 et a décidé de faire le meilleur champagne possible. Il est parti d’un raisonnement très simple : pour faire le plus grand champagne possible, il faut que j’achète les meilleurs terroirs de la champagne (les grands crus, les sols calcaire, les dorsales). Il s’est concentré sur l’acquisition de grands terroirs pour faire le meilleur champagne et a donc opté pour une production limitée. Il est difficile d’acquérir des vignes en Champagne alors pour faire du volume, il faut se tourner vers d’autres sources moins contrôlées et à ce moment-là, perdre en qualité. Voilà pourquoi nous pouvons dire que nous produisons un champagne de niche dans le sens où sa production est naturellement limitée.

D  Qu’est-ce qui fait la singularité de la maison Roederer ?

FR : C’est la combinaison d’une affaire familiale qui prône les valeurs dont nous avons précédemment parlé (indépendance, création, vision long terme, excellence, etc) et d’une philosophie très ancrée sur la production de vin de domaine. Nous appliquons une viticulture extrêmement sophistiquée en recherche permanente. La biodynamie nous permet de donner un goût encore plus singulier au raisin. Nous essayons de capturer l’énergie et la magie de ces grands terroirs : en Champagne, à Bordeaux, en Provence, avec la quête permanente du beau et du bon pour que ces vins ne ressemblent à aucun autre dans le monde.

D : Comment faites-vous pour gérer le succès et la désirabilité de la cuvée Cristal vs Roederer ? Il existe un vrai risque de cannibalisation entre cette cuvée mythique et la marque mère, non ?

FR : Ce n’est pas une question facile je le reconnais ! Cristal peut parfois faire de l’ombre à Roederer et à son magnifique Brut Premier peut-être à cause d’un nom trop difficile à prononcer. Mais il ne faut pas oublier que Cristal appartient à Roederer ; c’est bien Louis Roederer qui l’a créé , en souhaitant montrer à travers ce vin la quintessence ultime de son savoir-faire. Cristal fait partie intégrante de Roederer. Lorsque mon père est arrivé en 1967, la production de Cristal représentait 60 à 70%  de la production totale de la maison. Aujourd’hui, Cristal ne représente plus que 30%  car le reste de notre production s’est bien redéveloppé et s’est affranchi de Cristal. Il y a 30 ans, lorsque les gens voulaient acheter du Cristal, nous les forcions à prendre du Brut Premier. Aujourd’hui, chacun vit sa vie et se vend dans des circonstances différentes.

D : Qui sont les clients « Cristal » et les clients Roederer ?

FR : Ce sont les mêmes clients. Ils sont à la recherche d’une qualité artisanale, sophistiquée, « haute couture » dans le champagne. Les personnes qui n’ont pas les moyens de s’acheter une bouteille Cristal peuvent découvrir notre maison avec du Brut Premier, puis avec un millésimé ou un rosé, puis acheter un Cristal le jour où ils souhaitent célébrer un événement exceptionnel.

D : Parlez-nous du processus de création de ces vins. Avez-vous une technique particulière ?

FR : Cristal est un tout simplement un domaine d’exception qui représente 80 hectares parmi les plus grands crus de la champagne, les plus grands terroirs et les plus vieilles vignes (minimum 20 ans). Ce domaine est majoritairement travaillé en biodynamie et n’est élaboré que dans les très grandes années. Il est l’expression ultime de notre savoir-faire dans sa version figure libre et bénéficie de 7 à 8 ans de vieillissement tandis que Brut 1er, élaboré chaque année, incarne à lui seul l’art de l’assemblage. Nos autres vins millésimés révèlent davantage des terroirs particuliers.

D : Quel est le but recherché avec le rachat des vins Ott et de la maison Deutz ?

FR : Accompagner et fédérer d’autres artisans du vin autour de Louis Roederer en partageant notre philosophie (créer des vins de domaine exceptionnels) et nos valeurs familiales (nous avons essayé de garder les familles de Ramos Pinto, Ott, Pichon Comtesse, pour continuer à faire vivre ces marques avec les familles fondatrices).
Nous n’avons pas vocation à racheter tout ce qui bouge, ce sont des rencontres avec certaines familles qui ont de très beaux vignobles dans d’autres régions réputées. Nous les aidons modestement avec nos valeurs, un certain soin esthétique de notre métier, un réseau de distribution plus abouti et une mise en commun de certains moyens.

D : Roederer et Cristal ont une histoire particulière aux Etats-Unis. Malgré tout ce qui s’est passé, Roederer incarne New York. Lorsque l’on dit Cristal, nous pensons directement au « Lavish Lifestyle ». En terme de communication, avez-vous des regrets sur l’épisode Jay Z x Cristal ?

FR : Je regrette cette histoire. Je n’ai jamais souhaité que cela arrive. C’est une interprétation d’un journaliste qui a voulu raconter ce qu‘il avait envie de raconter (comme quoi soi-disant la consommation de Cristal par les rappeurs pouvait poser des problèmes à notre maison).
Tout est resté au stade de l’interprétation et Jay Z en a fait ce qu’il a voulu. En tant que businessman, il a voulu s’approprier une maison ; ce qu’il a réussi à faire avec  Ace of Spades. Fin de l’histoire.

D : « À la recherche de l’œuvre ». Que signifie cette phrase que vous utilisez en signature publicitaire ?

FR : « C’est se dire que la nature est le véritable artiste dans notre métier. Elle est très libre et indépendante. En tant qu’artisans attentifs et respectueux, nous sommes là pour retranscrire le plus justement possible l’année et l’œuvre que nous donne la nature.

« À la recherche de l’œuvre » veut dire que chaque année, la nature nous donne des caractéristiques bien précises avec des équilibres d’acidité, de sucre et de goût très particuliers. Nous sommes là pour interpréter au mieux, ce que la nature a bien voulu nous donner.

D : N’est-ce pas compliqué d’associer le vin Roederer (champagne) à une œuvre d’art ? N’y a t-il pas un côté un peu exagéré ? (Lorsque vous l’expliquez, nous comprenons, mais signé de cette manière peut laisser à interprétation)

FR : Nous n’affirmons pas être une œuvre d’art. C’est la quête d’une perfection que l’on n’atteint d’ailleurs jamais qui nous intéresse. C’est ce qui est beau dans notre métier, cette recherche permanente. Aujourd’hui, le meilleur champagne, c’est celui que nous inventerons demain. Quand je dis cela, c’est une vérité car nous ne faisons pas le champagne que l’on faisait il y a 20 ans. Nous sommes en évolution permanente car la nature même de notre métier est ainsi… Mais vous invite aussi à réagir et à commenter la nouvelle campagne « Cristal » Roederer qui devrait en surprendre plus d’un!

D : Comment déclinez-vous cette histoire en Digital ?

FR : Nous ne créons pas de nouveaux champagnes tous les ans. La dernière fois que nous avons créé un vin remonte à la période de mon père en 1974 avec le Cristal rosé puis le Brut Nature avec Philippe Starck l’an dernier. Pour l’instant, nous distillons les évènements auxquels nous participons sur Facebook et sur Instagram, où les messages de cet artisanat sont diffusés. Le digital est assez paradoxal dans notre métier quand on pense au temps qu’il faut pour élaborer un vin : une vigne met 20 ans à donner des raisins suffisamment sophistiqués pour aller dans le Cristal. Chez nous, le temps est très long alors comment retranscrire cela dans le digital qui exige du contenu au quotidien ? C’est un casse-tête chinois mais c’est une vraie opportunité de communiquer avec nos clients.

D : Quelles missions assignez-vous à vos différents réseaux sociaux ?

FR : Pour nous, le digital est une opportunité formidable car nous vendons très peu en direct. L’essentiel de nos ventes se fait via les restaurateurs, les hôtels ou les magasins. Le digital permet d’échanger directement avec des consommateurs finaux et de leur expliquer notre savoir-faire et notre vision.

D : De nombreuses maisons s’engagent sur le territoire de l’art. Expliquez-nous le rôle précurseur de Roederer.

FR : Notre famille fait du mécénat depuis toujours. Il y a 25 ans, mon père est parti à la recherche de l’avion de Saint Exupéry, non pas pour mettre en lumière son oeuvre, mais pour faire vivre l’œuvre qu’il adorait par-dessus tout (c’était aussi un pilote donc ils partageaient des valeurs communes). Nous nous sommes ensuite rapprochés de la Bibliothèque Nationale de France qui a ce fabuleux patrimoine photographique, et l’avons aidé à le mettre en valeur à l’occasion d’expositions. Il y a 4 ans, nous avons créé une fondation Louis Roederer pour l’art contemporain. À cette occasion, nous avons élargi notre soutien au Palais de Tokyo et au Grand Palais avec des expositions sélectionnées. Ce mécénat reste discret ; nous sommes derrière des institutions et non derrière des artistes. Chacune de ces institutions dispose d’un calendrier annuel d’expositions et nous choisissons ensemble celles que nous aimons. Parler de soi et de mécénat est compliqué, surtout en France. Étrangement, la création de notre fondation a libéré un certain nombre de journalistes qui ont considéré que nous devenions très honorables dans notre démarche. D’un autre côté, cela a permis de structurer notre mécénat et de réfléchir à ce que nous aimions réellement faire. Encore une fois, il y a des ponts entre l’univers de l’art contemporain et notre métier d’artisan. L’art nous inspire lorsque nous créons de nouveaux vins et nous espérons que nos vins inspirent les artistes.

D : Qu’est-ce qui drive vos collaborations ? Quelles raisons vous poussent à opter pour une collaboration ? (Philippe Starck, le Prix de Flore, etc)

FR : L’art est le lien ultime. Le Prix de Flore est un « découvreur de nouveaux talents » et c’est cela qui nous plaît : la découverte de talents comme nous pouvons découvrir un nouveau vin ou de nouveaux terroirs. J’insiste sur le fait que nous ne sommes pas derrière des artistes, ce sont des institutions. Le Prix de Flore et la BNF ont leur propre jury et font leur sélection. Voila notre conception et vision du mécénat.

D : Des nouveautés à venir en 2017 ?

FR : Il y a ce deuxième vin « By Ott » dont nous avons précédemment parlé, puis une vinothèque Cristal que nous allons lancer mais avec des stocks extrêmement limités. Ce concept sera assez particulier, sûrement autour du millésime 1995.

D : Quelle campagne publicitaire avez-vous adoré ces dernières années ?

FR : La campagne Louis Vuitton lorsqu’ils ont fait venir Sean Connery, Mikhaïl Gorbatchev, etc. J’ai trouvé cela totalement singulier.