La Finitude des corps simples réunit dix « séquences », la plus ancienne datant de 2009, qui forment désormais livre : la succession d’opérations et d’unités linguistiques, ordonnées peut-être selon « la folie d’un ordre », constitue une trame narrative. Celle-ci conduit du cœur (« Kardia ») à une substance dure, fragile et transparente (« La table de verre »), de la chair opaque à la matière lumineuse, de la chaleur vivante au froid brûlant qui caractérise l’ultime « instant du meurtre ». Chaque séquence répond à la proposition d’Émile Benveniste que la quatrième de couverture reproduit : « C’est pourquoi la question : à quoi sert le langage ? n’a qu’une réponse : À vivre. » Chaque séquence vit la langue, et témoigne de ce qu’une énonciation écrite est possible, même lorsque la voix se fait distante, silencieuse ou enfouie. Le terme d’énoncé, effectivement, ne convient pas vraiment aux fragments ici reconduits. Les notions de forme et de contenu ne suffisent pas pour décrire ce qui se joue, ce qui se trame, ce qui s’aventure dans cet ensemble vertigineux. La question de l’acte, celle de la production de l’énoncé et du cri est en effet constamment, littéralement et dans tous les sens, présente, alors même que les indices de personnes, les marques spatio-temporelles et les déictiques, étrangement, se subtilisent, se troublent ou s’assourdissent. Les fantômes ou les anges, ici, peuvent dire « je » (« je vois son buste dans le prolongement d’une pensée ») ou « nous » (« de sa bouche/nous lèverons un cercle/nuage et pronom »), ils s’adressent à l’autre (« as-tu jamais parlé ? », « je le fais pourtant, mais comment le saurais-tu ? »), s’incarnent dans les pronoms de non-personne (« elle s’était enfuie, elle était morte », « Il observe le morcellement du drap. »). Les marques spatio-temporelles renvoient à des espaces et des lieux dont quelques fragments signifiants sont perçus (« sur le gravier/sur les lieux bas »), à un temps hors du temps (le présent a valeur de présence, tandis que le passé surgit au détour d’un discours direct : «’puis ce fut l’hiver’ — à l’intérieur de ce bruit qui divise la couleur ») néanmoins situé, au moins sur le cadre matériel, ou la scène de papier, que constituent la page et la colonne. Paysage, corps, scène en cercle ou encerclée, quelque chose a (eu) lieu (crime, meurtre), qui déchire cet « exercice d’absence » que la mémoire du texte tente de figurer et d’articuler. Les déictiques, enfin, donnent des indices sommaires aux témoins aveugles, aveuglés et invisibles que nous sommes : aucun nom propre, aucune date, comme si l’intensité des situations décrites les rendait opaques. Or si l’infini n’a pas de centre, dans quelle mesure les corps simples sont-ils des corps centrés, des corps désignés, des corps habités par un cœur, une langue, par un désir ?
L’alphabet et « le travail du nom » peuvent soutenir la réminiscence, l’actualisation d’événements traumatiques, « l’intime désastre ». Ils dégagent par « une méthode descriptive » la simplicité des corps de la complexité du vivre, l’évidence de l’expérience depuis la composition de la langue. Et nomment cette solitude essentielle, cet épuisement et cette défaillance, par lesquels on rencontre l’autre jusqu’à le blesser, lui faire violence au cours d’un « drame inassouvi ». L’énonciation, pourtant, sait quelque chose de la distance et du rassemblement des corps, et s’impose comme flash fiction. Si « le sommeil inverse l’image du ciel », la fiction renverse le silence étoffé par l’oubli. Tout objet saisi par le mot tente de « rassembler un corps », entend faire signe, et ouvre alors au suspens du temps.
Anne Malaprade
Claude Royet-Journoud, La Finitude des corps simples, P.O.L, 2016, 94 p., 13 euros.
On peut lire des extraits de ce livre en ligne et voir une vidéo où Claude Royet-Journoud en parle.