MA LOUTE, Bruno Dumont (2016)
Je ne connais du cinéma de Bruno Dumont que sa jubilatoire et insolite série P’tit Quinquin que j’ai pris un immense plaisir à voir et revoir, encore et encore, comme une passion sans fin. Premier vrai rendez-vous donc dans une salle obscure avec le réalisateur, qui se plaît toujours autant à mettre en boîte les gens du Nord et à exposer des personnages décalés, bancals, presque irréels et de surcroît qui n’ont pas toutes les lumières au plafond. Ma Loute c’est une farandole d’outrance, un parangon de drôlerie absurde, un modèle d’extravagance qui nous transporte au cœur de deux familles socialement opposées mais se rejoignant sur un point : tout ce joli monde fleure bon l’oligophrénie et la consanguinité. Un très beau film tout en hilarité éclairée et judicieuse pour lequel, tout de même, certaines réserves sont à émettre…
Nous voici donc en 1910, embarqué-e-s sur les oniriques plages du Nord. Deux familles, l’une bourgeoise l’autre prolétaire. Des vacances pour les un-e-s, le labeur pour les autres. Les pieds dans l’eau à tribord, les arpions dans la vase à bâbord, le tout sous le doux soleil d’une histoire d’amour impossible, de disparitions inexpliquées, et sous le regard peu avisé d’un duo de policiers improbable et flegmatique. Ma Loute, long-métrage qui s’échauffe dans les dunes, théâtre d’un joyeux capharnaüm où les protagonistes sont tous plus effarants, ahuris et éclopés les uns que les autres…
Dumont expose comme à son habitude une poésie brutale et dégénérée, une mise en scène irréprochable, une photographie léchée, un scénario abracadabrantesque et démesuré, et des dialogues savoureux. Selon une tradition bien rôdée, Dumont entremêle comédien-n-es amateurs-trices et professionnel-le-s, chaleureuse combinaison révélant promptement que tourner avec ce réalisateur ne doit pas franchement s’apparenter à une sinécure au vu de ce qu’il exige et attend des acteurs-trices ; car ici tout n’est qu’exagération, grandiloquence, démonstrations tarabiscotées et emphatiques. Dans le viseur du cinéaste l’on s’époumone et gesticule, l’on s’ébat et s’ébroue en en rajoutant constamment ou, a contrario, l’on se fait taiseux, bourru et bestial selon que l’on se trouve du côté des prolos ou des nantis. Fabrice Luchini excelle littéralement dans un rôle inaccoutumé (gloire au désormais célèbre « Un doouuaaa de Ouisssseeekkky ? »), diction appuyée, déhanché improbable, démarche chaloupée conceptuelle, irrésistible et surréaliste, entre Aldo Maccione marchant sur la plage et Jacques Villeret défilant dans Papi fait de la résistance. À ses côtés l’évanescente Valeria Bruni Tedeschi exquise en dame outrée qui intériorise tout et sans cesse au bord de l’implosion, et Jean-Luc Vincent impeccable (voire fascinant) en tonton demeuré et lunaire. Quant à Juliette Binoche, je lui décerne la Palme du personnage le plus fou et fantasque de ce film, Binoche fabuleuse et déconcertante dans son rôle de bourgeoise hystérique, diva déjantée, capricieuse et exaltée, combinaison extravagante d’une Castafiore maniaco-dépressive et d’une Mary Poppins sous acide.
Dumont c’est la grâce de 8 ½ de Fellini, avec des héros en apesanteur et un défilé de personnages trottinant sous le chapiteau de leur démence, c’est la tendresse et le petit grain de folie de Jacques Tati, du clin d’œil à Laurel et Hardy, aux Dupont et Dupond ou au Professeur Tournesol de Tintin, bref Dumont, c’est une immense farce dégoulinante de fantaisie douce et monstrueuse qui laisse pantois-e, car la question mérite d’être posée : mais où va-t-il chercher tout ça ?
Ma Loute s’érige en film revigorant et jouissif où l’on ose tout et où l’on ne craint rien, où le ridicule se fait vivifiant et l’aliénation un art… Néanmoins, je recommande vivement de ne pas visionner P’tit Quinquin afin d’apprécier à sa juste valeur cette réalisation, car l’une n’est pas s’en rappeler outrageusement l’autre, jusqu’à des scènes quasi similaires, abandonnant le spectateur légèrement grognon et interrogatif : Bruno Dumont est-il assez mégalomane et égocentrique pour se rendre hommage à lui-même ou a-t-il simplement manqué d’inspiration en se contentant mollement de reprendre les mêmes ficelles ? Certes il s’en est expliqué mais la justification paraît un peu facile et laisse perplexe. Un excès de fainéantise qui reste en travers de l’œil mais que l’on pardonnera aimablement… Bruno Dumont l’on adore ou l’on déteste, à chacun de se faire son opinion, en position de réflexion dans la « baieeeeehhhhh » !