Jean-Louis Giovannoni aime explorer des voies nouvelles, aller où on ne l’attend pas, délaisser en tout cas les chemins qu’il a déjà défrichés et dans lesquels il risquerait de se répéter, de s’ennuyer. Le nouveau livre qui paraît chez Unes, sous-titré « récit », n’échappe pas à la règle qui veut qu’il n’y ait pas de règle à suivre d’un livre à l’autre, de stase dans les mêmes recettes. Cela n’empêche pas la cohérence de l’œuvre, le retour des thèmes, venus des profondeurs psychiques. Il y a pourtant bien plusieurs veines chez cet auteur qui se rejoignent différemment à chaque livre, qui forment un réseau singulier à chaque fois. L’une de ces veines serait « métaphysicienne », avec des titres comme Ce lieu que les pierres regardent (1), préfacé, ce n’est pas un hasard, par Roger Munier, l’autre veine, apparemment opposée, étant beaucoup plus « littéraliste » avec un titre comme Traité de la toile cirée (2), presque provocateur en regard du précédent pour ce qu’il suppose de mise à plat des mots et de la réalité, et de refus de leur profondeur métaphysique. Alors, comment se rencontrent ces deux veines dans ce livre-ci ?
C’est un récit en prose, fragmentaire certes mais bien narratif, empreint dans son déroulement de sobriété, de simplicité, qui décrit de façon dépassionnée, froide, clinique, certaine activité touchant les insectes et les hommes, les insectes entre eux, les hommes entre eux, les insectes avec les hommes et les hommes avec les insectes. Insectes ou autres sales petites bêtes : sangsues, cloportes (qui sont des crustacés terrestres, est-il noté), etc. qui nous hantent et qui vivent « sous le seuil » (de tolérance, peut-être ?). Reproduction, dévorations, grouillements divers, activités de tous ordres, techniques d’approche circonspectes ou envahissantes, vie souterraine ou au grand jour, vision microscopique ou au contraire panoramique, tout est décrit sur un même plan. Et un orage est traité comme une attaque de puces ou de blattes, de façon factuelle, dans une pure juxtaposition des êtres, des choses et des événements, sans fioriture et sans une once de pathos, sans une marque de dégoût – ce qui ajoute bien évidemment à la force du tableau. L’histoire de ce récit (mais il n’y a pas d’histoire, il n’y a que des scènes) se déroule majoritairement l’été, à la saison des amours et des insectes donc, dans des intérieurs ou dans la nature. Notamment dans un maquis, de Corse certainement puisque l’auteur en est originaire, ce qui amène manifestement quelques souvenirs d’enfance, par exemple le combat d’un scorpion avec des araignées organisé par quelques gamins, où l’on ne sait ce qui domine de l’innocence ou de la cruauté. L’écriture est précise, mais c’est presque un pléonasme de le dire s’agissant d’une écriture nourrie d’entomologie, l’objet de la description ne pouvant qu’appeler des termes adéquats et une vision du détail. Les insectes ne souffrent pas le flou. L’observation à leur égard ne peut être qu’implacable, tranchante, féroce. Se tenir au ras des animaux qu’il regarde, c’est forcément pour l’auteur adopter leur point de vue, intraitable, sans concession. Là où parfois peut-être il y a du flou, dans cette écriture, néanmoins, c’est lorsque ça dérape, insidieusement et dangereusement. C’est-à-dire lorsqu’on ne sait plus qui est qui. À la faveur d’un coup de torchon qui claque et rate son but, brusquement le narrateur est devenu… la mouche : « Panique. Les mouches volent en tous sens, se cognent sur les vitres. / / Nous sommes sur le plafond. ». Entre les insectes et les hommes, la limite n’est soudain plus si claire.
Alors le récit se révèle moins linéaire, moins littéral, moins sage qu’il n’y paraît d’abord dans sa sobriété classique. Les frontières sont poreuses ; elles sont franchies d’un coup, subrepticement mais avec une avidité sans borne. Les insectes, s’ils sont a priori caparaçonnés et strictement délimités par leur exosquelette à un corps et à une fonction, à une réalité et une seule, sans vie intérieure, sans intention autre que de survie, eh bien ils s’avèrent plus incertains, d’une nature plus trouble qu’on eût cru. Et le récit qui continue d’aplatir ce qu’il décrit, de suivre un axe syntagmatique, dira-t-on, en enregistrant les faits et gestes de cette populeuse population, la profusion étale qu’elle constitue, sans affects, le récit mine de rien induit un brouillage entre les règnes minéral, végétal, animal et humain. Une profondeur s’immisce, d’autant plus troublante qu’elle prend l’apparence d’un simple voisinage de réalités « plates », désinvesties de toute psychologie.
De même que l’entomologiste ne peut pas ne pas donner dans un certain anthropomorphisme lorsqu’il décrit les insectes (Jean-Henri Fabre est un grand écrivain et un grand scientifique parce qu’il assume cet anthropomorphisme), de même ici, à l’inverse, les agissements des humains sont considérés d’un strict point de vue éthologique et comportementaliste, bestial, sans qu’il y ait là de condamnation morale, bien entendu. Comme si d’aligner bêtes et humains sur un même fond naturel et pas du tout psychologique donnait aux uns et aux autres un ressort commun, mêmement mystérieux. Tout ici est vivant avec la même avidité : animaux, hommes, femmes et adolescents, et même les petits soldats d’un enfant qui joue. Parce que tout évolue mécaniquement, sans conscience, tout est capable de vie profonde, étrangement. Sans doute parce que tout participe d’un vitalisme diffus. Parce que tout ce qui est rejeté, enfoui, censuré dans notre monde rejoint une sorte de couche reptilienne qui fait le fond commun des êtres. C’est l’étonnant paradoxe de cet ouvrage que de réunir à un même niveau la littéralité des choses, leur platitude en quelque sorte « béhavioriste », et l’arrière-plan métaphysique qui les anime aveuglément, où la vie et la mort – ces grandes notions mais vides peut-être de tout sens – s’entremêlent, se confrontent et se mélangent. Sous « le seuil », sous l’apparence des choses il n’y a rien d’autre que de l’apparence encore, qui travaille, presque tectoniquement, cette apparence des choses. Il y a bien de la profondeur sous les choses, mais celle-ci n’est rien qu’une multiplication des surfaces. Et l’horizontalité du monde que le récit ne cesse de décrire dans sa diversité et sa profusion n’en est pas moins le lieu des assauts, des surgissements, des descellements, d’une faille survenue dans les apparences. Littéralité et métaphysique alors ne s’opposent plus, elles glissent insensiblement l’une sous l’autre. L’une des clés de l’œuvre de Giovannoni serait dans cette idée que c’est l’extériorité qui est le fondement de la vie intérieure, que ce qui justifie métaphysiquement l’être, c’est sa lettre, que ce qui est le squelette, c’est l’apparence, comme chez les insectes : « ce sont nos vêtements qui nous donnent corps – sans ça tout s’effondrerait. »[1]
Laurent Albarracin
1.chez Lettres vives, 1984
2.éditions Deyrolle/Didier Devillez, 1998
3.Les mots sont des vêtements endormis, Editions Unes, 1983 (rééd. 2014).
Jean-Louis Giovannoni, Sous le seuil, Éditions Unes, 2016, 123 p. 20