Tel est le but poursuivi par Marc Dugain et Christophe Labbé avec . Pour eux, la révolution numérique a enclenché un processus de mise à nu de l'individu au profit d'une poignée de multinationales, américaines pour la plupart, les fameux big data.
Les GafaLes big data? Ce sont les Gafa, Google, Apple, Microsoft et Amazon. Que font-elles de répréhensible? Elles collectent des données à visée commerciale. Quel est le danger? Que les services de renseignement y puisent pour surveiller de plus près un de leurs connectés devenu suspect.
Les auteurs reconnaissent pourtant, par exemple, que cela ne permet pas vraiment de détecter les terroristes (il est préférable d'investir dans le renseignement humain), comme l'histoire récente le montre, et ils déplorent, à raison, que cela leur permet de diffuser à l'échelle planétaire leur idéologie mortifère en servant de caisse de résonance à leurs crimes (les médias ne sont pas de reste...).
En fait, ce sont les Etats-Unis - c'est-à-dire un Etat - qui contrôlent les Gafa et qui leur délèguent l'exploitation, le stockage et le raffinement des gisements numériques. En dépit de cette connivence obligée, les auteurs affirment que l'ennemi des big data, c'est la puissance étatique...
La perte du sensLes auteurs s'inquiètent: En encodant le monde, les big data tendent une Toile entre nous et le réel qui filtre nos émotions, ces sécrétions purement humaines, non modélisables, qui, pour le pire ou le meilleur, font de l'homme un être imprévisible, à la différence de l'ordinateur.
Il est vrai qu' en convertissant le réel en 0 et 1, on nous a fabriqué un monde binaire amputé d'une dimension fondamentale, le sensible. Une simplification qui nous prive d'un élément essentiel à la compréhension des choses.
Ils ajoutent: En prétendant rendre le monde intelligible grâce aux seules corrélations des algorithmes, on ne répond plus à la question du "pourquoi", seul compte le "comment". On ignore les causes pour ne s'intéresser qu'aux conséquences.
Les donnéesComment sont collectées les données? Par tous les échanges que nous effectuons avec notre téléphone portable (textos, mails, photos, vidéos), par nos paiements en ligne, par les réseaux sociaux auxquels nous participons (listes d'amis, situation amoureuse, date anniversaire, centres d'intérêts), par nos GPS etc., bref par nos connexions.
Un exemple peu connu? Les liseuses enregistrent habitudes et préférences, les lieux et moments favoris de lecture, quelles pages ont été annotées, quels chapitres éventuellement délaissés, quels livres refermés avant d'avoir été terminés. Toutes ces informations, jusqu'alors inaccessibles, sont maintenant revendues aux éditeurs pour qu'ils optimisent leur offre.
Pourquoi collecter toutes ces données? L'objectif ultime est de collecter toujours plus d'informations, même les plus insignifiantes, sur un individu, dans l'idée qu'il y aura toujours un algorithme pour en extraire un renseignement utile, soit monétisable, soit politiquement ou socialement intéressant.
Comment collecter davantage de données? Grâce à la prolifération des capteurs ou des puces sans contact, similaires à des cartes bancaires ou des passes de transport. Tout cela pour, prétendument, nous faciliter la vie; en réalité, selon les auteurs, pour nous réduire à des consommateurs compulsifs , auxquels les objets non seulement obéissent au doigt et à l'oeil , mais devinent [les] envies (rien ne nous oblige à y céder...).
Le libertariL'ennemi des big data serait l'Etat-providence. Les big data seraient en effet adeptes de l'idéologie libertarienne, celle du chacun pour soi (et celle - mais il ne faut pas le dire - des solidarités naturelles), et feraient tout pour que la santé soit une affaire purement individuelle, alors que la santé publique est l'incarnation par essence des politiques de solidarité et, sous cette couverture honorable, d'un racket étatique...
Comme si on n'avait pas compris, les auteurs insistent: Leur idéologie sous-jacente, c'est le libertarisme [traduction invalide de libertarianism], la loi du marché poussée à l'extrême, la possibilité de tout acheter et de tout vendre sans limite réglementaire.[...] Nourrie par une hyper-avidité, l'accumulation devient une fin en soi . Sauf que les libertariens, dignes de ce nom, refusent d'être liés à toute élite gouvernementale et ne sont pas plus que d'autres mus par l'avidité...
Les auteurs persistent à désinformer et à fantasmer: L'arrivée des robots humanoïdes va précipiter le "chômage technologique", jusqu'à l'ultime étape du chômage total! Ne subsisteront que les tâches à haute valeur ajoutée requérant de la créativité et du contact humain. [...]Une mutation que les big data ont déjà anticipée en imaginant un "revenu universel" pour les 80% restants, les sans-emploi.
Ils précisent en effet: L'idée, en apparence généreuse et humaniste est ardemment défendue par les libertariens, ce courant ultra-libéral largement sponsorisé par les big data . Cette utopie du revenu universel est pourtant soutenue en Suisse par les seuls , qui n'ont rien de libéraux ni de libertariens, sous l'appellation contrôlée de revenu inconditionnel de base, un objet soumis à votation le 5 juin 2016.
L'humainLes sollicitations numériques incessantes habituent le cerveau à papillonner: Notre attention, captée par une foule de choses souvent insignifiantes, ne parvient plus à se fixer, elle s'éparpille comme les pièces d'un puzzle. Nous perdons notre capacité à nous concentrer, à réfléchir.
Comment, dans ces conditions, ne pas souscrire à l'éloge du livre papier que fait Cédric Biagini, cité par les auteurs? Plus que jamais, le livre papier, dans sa linéarité et sa finitude, constitue un espace silencieux qui met en échec le culte de la vitesse, permet de maintenir une cohérence au milieu du chaos.
Comment ne pas d'être d'accord avec les auteurs quand ils disent que les données et les automatismes n'ont jamais fait un être humain ? Ce qui constitue notre humanité, c'est indubitablement la conscience, les idées, la créativité, les rêves. L'information, certes, mais en extraire la connaissance, et, mieux, la sagesse, ce qu'aucun algorithme ne peut extraire.
L'hybrisLes big data seraient saisis par l'hybris, la démesure. Ainsi voudraient-elles repousser les limites de la mort, et parvenir, pourquoi pas, à l'immortalité. Ainsi voudraient-elles fabriquer un homme nouveau en l'hybridant avec la machine , ce que d'aucuns appellent le transhumanisme...
Selon les auteurs, les big data iraient encore plus loin: Emportés par leur hybris, les transhumanistes caressent carrément l'idée d'implanter le cerveau dans l'ordinateur , tandis que l'intelligence artificielle permettrait de remplacer l'homme dans des fonctions complexes où le cerveau humain était jusqu'alors considéré comme indispensable.
Comme de juste, toute cette démesure proviendrait de cette épouvantable idéologie libertarienne des big data et de son individualisme total : Le progrès technologique à tout prix avec pour seule règle de conduite le chacun pour soi.
Le gros motSelon les auteurs, le gros mot de circonstance n'est donc plus ultra-libéral, mais libertarien: Le projet des big data est libertarien, sans frontières, sans Etat, il rend obsolètes toutes les idéologies souverainistes. L'acte de résistance sera de remettre l'humain au centre du jeu. De protéger la sensibilité, l'intuition, l'intelligence chaotique, gage de survie.
Remettre l'humain au centre du jeu, n'est-ce pas justement ce que font les libéraux et les libertariens quand ils mettent la liberté individuelle au centre de l'action humaine?
Francis Richard
L'homme nu, Marc Dugain et Christophe Labbé, 208 pages, Robert Laffont - Plon(acheté sur Amazon...)