L'autre jour, il m'a déçu.
Le phénomène est assez rare pour que m'y attarde. D'autant que de sa part à lui, lui que je réservais pour exactement ce genre de moment, je ne m'y attendais pas. Je l'avais mis de côté, dans la pile. Je savais exactement où il m'attendait. Dans quelle tour de papier. À quelle hauteur. Je connaissais l'épaisseur, le format, la couleur de la tranche. Quand j'ai su que le moment était venu, mes doigts l'ont reconnu, extrait avec soin.Une pépite rare pour ce moment-ci. Exactement pour ce moment. Je sentais déjà sa brillance dans mes yeux, le goût métallique doré, le sel, le piquant, un peu d’âpreté qui demeure, comme un thé noir oxydé trop longtemps, lourd d'émotions et de non dits.
Au début, il tenait ses promesses. Je l'avais choisis avec soin et pris le temps de picorer déjà quelques uns des cristaux, tantôt limpides, tantôt troubles. Un avant-gout du festin. Je le réservais pour un jour de disette émotionnelle, un jour d'envie de gris et de liquide sombre. Un jour comme ce moment-là.
Au début, tout allait bien. Le style travaillé avec soin, le sujet fascinant, juste assez dérangeant pour que son écho résonne dans la boite perméable de mon adolescence. Et puis, comme un glissement de terrain, lent, inéluctable, la pépite s'est désagrégée. Un alchimiste fou, ou plutôt, une arnaque. L'or devient plomb. La profondeur laisse la place aux stéréotypes de pacotille. Les paillettes polluantes de la restent collées, adhèrent aux muqueuses, les tapissent d'une substance étouffante, empoisonnée. L'amertume persistante anéantit jusqu'au plaisir du premier coup de langue. Il ne reste que la déception. Crue. Immense.
Le pire, c'est la fin. Les deux fins. L'une terrible, désespérée, inspiré d'un fait divers atroce, l'autre avec un espoir bon marché, du marketing pour refourguer des Bisounours fatigués. Une fin à la Brazil, qui demanderait subtilité et maestria.La seule violence que je ressent est le bruit sec de la crédibilité qui s'écrase au sol, en un son mat. La pépite devient de la boue chue sur le bitume. Étalée comme le cadavre d'un suicidé.
Je ne parle pas sur ce blog, de ce qui me déçoit. Je partage le beau, le surprenant, le dérangeant, ce qui m'émeut, me gratte, amorce des réflexions, parfois m'énerve ou n’enrage. Parce que je sais que ce qui me déçoit peut plaire au autres. Que l'auteur, l’artiste, mérite d'être respecté pour le simple enfantement. Parce que je n'ai, moi, jamais mené à bien de projet seule, avec mon nom dessus.Quelle est ma légitimité pour juger « mauvais » l’œuvre d'autrui ? Et puis, je suis rarement déçue. Je différencie le « ça ne me plait pas », « je ne suis pas le public » du « mauvais.
Lui m'a déçu. Les sujets difficiles abordés (adolescence, scarification, orientation sexuelle, maltraitance, perversion) me parlaient. Alors j'ai attendu beaucoup. D'autant que les mots et phrases grappillés en feuilletant promettaient beaucoup. Le style ne suffit pas. Il pêche par manque de documentation, par manque de réalisme, par manque de cohérence. J'ai cherché à comprendre, lu d'autres avis, des avis dithyrambiques sans analyse ni recul, et même des entretiens avec l'auteur. J'ai juste douté sur mon droit à juger mais rien n'a atténué ma déception.
Il m'a déçu car je m'attendais à une pépite, une géode à la gangue rugueuse cachée dans son insignifiance un contenu étincelant, piquant, coupant, torturé, à la profondeur insoupçonnée. Je n'ai trouvé qu'un vulgaire cailloux avec des sequins de plastique en guise de pierres précieuses. Pire, un cailloux mou qui s'effrite, se liquéfie et glisse entre les doigts pour ne laisser au sol qu'une flaque humide et nauséabonde.
Un cailloux maudit qui ravive mes angoisses. Et si moi aussi, le texte dont j'ai accouché après plus de dix ans était aussi mauvais ? Et si son petit frère actuellement en gestation était pire ? Et si, il était bon mais que personne ne s'en rendre compte, qu'il reste toujours qu'un amas de papier, sans jamais devenir un livre ?
Il m'a déçu. Pire, sa fange nourrit mes angoisses dévorantes.Copyright : Marianne Ciaudo