Il y a plusieurs variétés de non-dualisme.
Non-dualité entre :- le Soi et Dieu
- le Soi et le monde (le sujet et l'objet)
- Les Sois entre eux
- Dieu et le monde (l'esprit et la matière)
- les choses et les choses (l'interdépendance)
- les concepts opposés (la relativité : Bien et Mal inséparables, etc.)
Nous avons donc six variétés.
Une autre manière de présenter les choses :
- non-dualisme exclusif, fondé sur le renoncement à la dualité- non-dualisme inclusif, fondé sur l'intégration de la dualité
Ou encore :
- non-dualisme impersonnel, sans moi, sans émotion et sans libre-arbitre- non-dualisme personnel, avec moi, avec émotion et libre-arbitre
Mais existe t-il vraiment des non-dualismes impersonnels, sans émotion ni libre-arbitre ?
Aujourd'hui, certaines variétés de néoadvaita vont très loin dans ce sens.Mais, à mon avis, elles sont plus inspirées par les discours scientifiques, que par les variétés indiennes de non-dualismes.
La variété de non-dualisme la plus impersonnelle en Inde est représentée par Shankara et son disciple Soureshvara. Selon eux, seule existe une substance indifférenciée. Tout le reste est illusion. Le Soi est cette substance impersonnelle, immuable et inaltérable. Le Soi est un pur "cela" dépourvu d'émotion, de désir et de toute activité. Mais, même dans cette variété extrême, une place importante est laissée au libre-arbitre. En effet, tant qu'il y a un corps, il y a une individualité (ahamkâra), quelqu'un qui dit "je", même si cela ne correspond pas à la réalité telle qu'elle est.
Voyons maintenant d'autres variétés de non-dualismes qui, à première vue, sont du genre impersonnel : le bouddhisme du Grand Véhicule (mahâyâna, celui de la Chine, etc.) et la doctrine du Yogavâsishta, immense livre de vie composé au Cachemire vers 950.
Or, ce qui frappe mon esprit (de vilain occidental intello décadent et mangeur de Nutella), c'est le paradoxe de ces discours non-dualistes. En effet :- d'un côté, il proclament à longueur de phrase que le moi est une illusion, qu'il n'est pas une chose, que personne n'a jamais trouvé sont "moi", et que la seule et unique voie du salut est le détachement né de cette prise de conscience du caractère illusoire du moi, comparé à un personnage assumé en songe.
- mais de l'autre, ils ne disent pas que la personne n'existe pas. Ni que le libre-arbitre soit une illusion. Au contraire, ils prônent l'effort, la ténacité, le courage, la diligence, etc. Et surtout, une fois cet "éveil" accompli, la personne ne disparaît pas : dans le Grand Véhicule, il existe une infinité d'éveilles (bouddha), qui voient parfaitement l'illusion du moi, mais qui n'en restent pas moins des personnes qui disent "je", qui agissent et qui ont leurs traits propres. Amitâbha n'est pas Vairocana, qui n'est pas Shâkyamuni, etc. ; dans le Yogavâsishtha, sont contés d'innombrables aventures et péripéties de personnes éveillées à l'impersonnel. Elles disent aussi "je", manifestent des émotions, de l'attachement, prennent des décisions, etc. Elles gardent leur personnalité. Voire, ces personnalités se multiplient ! Je ne vais pas rentrer dans les détails ici, mais c'est vraiment frappant. Ils affirment tous que le moi, le mental, la mémoire, sont des illusions, mais ils pensent, ils choisissent, ils se souviennent.
Dans le sillage de ce discours paradoxal, on trouve aussi quelques valorisations du corps, même si elles sont toujours ambivalentes.
Voici un exemple tiré du Yogavâsishta :"Qui marche sur le chemin ultime
est comme une roue qui continue de tourner" toute seule. L'image va dans le sens de l'impersonnel : l'éveillé est sans désir, sans volonté, sans choix, il "fonctionne" comme disent certains néoadvaitistes, ils bougent parce que la vie les fait bouger. Ils bougent "comme des machines" (yantra-vat) : une expression qui revient souvent dans les textes du non-dualisme impersonnel.Poursuivons :
"Bien qu'il règne sur la cité du corps,il n'est pas conditionné par ces actes" (MU, IV, 5, 1)
Bon, ça n'est pas très positif... L'idée est toujours celle de l'exclusion : j'agis sans agir, sans être affecté, sans souffrir.
Mais :
"Pour qui sait,cette majestueuse cité de son corps
est comme une (fraîche) forêt
qui offre à la fois plaisir et liberté.
Elle ne débouche que sur le bien-être,
pas sur le mal-être." (MU, IV, 5, 2)
Là, c'est plus sympathique, même si je force un brin au niveau de ma traduction.
Mais le monsieur continue :
"Cette cité du corpsest bien charmante,
douée de toutes les qualités.
Pour qui sait,
elle est riche de jeux sans fin,
éclairée par le soleil
du Soi auto-lumineux." (MU, IV, 5, 4)
Vasishta, le narrateur, ajoute que le corps est source de souffrance pour l'ignorant, l'aveugle, mais source de délectation pour l'éveillé, jusqu'à la fin des 61 versets de ce chapitre sur "le yoga de la gloire de la cité du corps".
Bien sûr, l'attitude reste ambiguë : le corps et la vie sont valorisés à condition d'être mis à distance. On remarque aussi cet éloge au féminin de la cité du corps est analogue aux discours sur la femme : cette dernière est une source de bienfaits, à condition d'être "domptée" (dântâ) par son époux et "maître" (pati), comme Dieu gouverne ses créatures... Nous sommes bien loins de l'optimisme et de la générosité de la tradition du tantra non-duel, la tradition du Cœur, qui non seulement reconnaît un égal potentiel à la femme, mais en plus distingue ses qualités propres. Même si le Yogavâsishta imite parfois le discours du tantra non-duel :
"Qui voit l'essence
faite de conscience- Bhairava -
dépourvue d'objets,
remplie par l'illusion du monde,
celui-là voit !" (MU, IV, 4, 36)
Bref, je constate que certaines variétés de non-dualisme impersonnel :
- affirment, à leur manière, le caractère essentiel du personnel,- mais restent toujours dans l'ambiguïté.