Le mythe de Rousseau

Publié le 17 mai 2016 par Les Lettres Françaises

Douanier ? A commencer par le surnom, tout avec Rousseau prend les allures d’un mythe ou d’un canular. Commis à l’Octroi de Paris et non à la Douane, l’homme qui fait croire qu’il a participé à l’expédition militaire française au Mexique ne manque pas d’imagination. Et il en faut, pour un artiste capable de se lancer dans des tableaux de jungle, inspirés uniquement par les images des magazines et des visites au Jardin de Plantes ou encore à l’Exposition Universelle. L’ensemble donne un mélange troublant et invraisemblable d’images d’Epinal et d’exotisme fantastique.

Autodidacte, Rousseau ne cache pas son admiration pour les maîtres (Cabanel, Gérôme) mais se fait plutôt remarquer par les artistes faisant partie de l’avant-garde (Delaunay, Picasso). Son parcours – archaïque, primitif ou naïf – aurait pu rester simple. Il n’aurait alors été qu’un douanier, un peintre du dimanche acharné et dont l’œuvre, maladroite mais traversée d’apparitions oniriques, serait demeurée l’exemple idéal de la peinture naïve.

Le destin, toutefois, en a voulu autrement. Rousseau est devenu une légende. Certes, il n’est pas le seul dans ce rôle. On connaît Gauguin, l’explorateur des îles tropicales. On connaît aussi Van Gogh le martyre de l’art. Rousseau, quant à lui, sera le grand naïf. Depuis longtemps, l’histoire de l’art s’est fait une spécialité de la fabrication de mythes court-circuitant l’œuvre et la personnalité de l’artiste. L’interprétation de la production plastique se voit arrimée au caractère de son créateur et la biographie laisse peu de place au contexte plus large, car l’homme est inévitablement à l’écart.

Il n’en reste pas moins que, parfois sceptiques, nombreux sont les artistes que fascine la liberté que prend le Douanier avec les conventions académiques et avec les critères habituels du jugement esthétique. De fait, le peintre pratique la description minutieuse de détails juxtaposés, qui produisent un effet de collage pictural où la perspective semble abolie. Les personnages imbriqués sur un fond pratiquement plat dans les œuvres inspirées par la photographie, plus particulièrement les portraits, forment des figures disproportionnées, figées et étrangement hiératiques. Ailleurs, avec les petits paysages urbains, la matière, stylisée avec délicatesse infinie, comme brodée, les couleurs, aux accords inattendus, confèrent à ces lieux de banalité une atmosphère mystérieuse. Rousseau fabrique, où plutôt bricole, un univers féerique qui échappe à toute vraisemblance, un répertoire de formes et de thèmes personnels détaché de la tradition. Même si l’iconographie exotique a pu trouver ses sources dans les récits des soldats de retour de la Campagne du Mexique, la cohabitation d’une charmeuse de serpents, de tigres, de buffles et d’autres habitants de la jungle reste incongrue.

L’artiste, toutefois, n’est pas insensible à la modernité. Il est avec son Portrait-Paysage (1890) le seul artiste hormis Seurat à introduire dans la peinture ce symbole de modernité parisienne qu’est la Tour Eiffel. De même, il représente les premiers aéroplanes et les dirigeables, les fils télégraphiques et téléphoniques ou encore le football.

L’impossibilité de classer Rousseau dans un mouvement artistique bien déterminé, son style à géométrie variable ont fait son impact sur les différents acteurs de l’avant-garde est difficilement discernable. En réalité, cet impact ne se situe pas sur le plan visuel, mais il renvoie plutôt aux principes communs. En toute logique, car son œuvre n’imite pas, ne cherche pas le réalisme photographique, mais procède par allusion ou suggestion.

Itzhak Goldberg

Le Douanier RousseauL’Innocence Archaïque, Musée d’Orsay, jusqu’au 17 juillet