Arriver en retard pour éviter la bise

Publié le 17 mai 2016 par Tetue @tetue

Mon cher collègue, puisque tu passes par ici, je t'invite à réfléchir à cette bise que tu me claques chaque matin et à prendre conscience que, même si tu penses bien faire, ça ne plaît pas à tout le monde. Nan. Vraiment.

Chaque fois que je fais l'effort de venir plus tôt au bureau, je me souviens pourquoi je préfère arriver systématiquement en retard. Pour éviter le rituel de la bise.

Vous avez peut-être la chance d'être bien réveillé le matin. Pas moi. Quand j'arrive dans les locaux, je n'ai pas encore complètement quitté l'engourdissement du sommeil. Ça ne m'empêche pas de lancer un bonjour joyeux à la cantonade, en décochant des sourires aux personnes croisées, avant de m'installer tranquillement à mon poste, pour finir d'émerger en prenant connaissance des nouvelles déversées par mail, par twitter ou RSS, en touillant mon café, que j'oublie de boire et qui refroidit. J'enchaîne rapidement sur mes premières tâches, qui captent toute mon attention et achèveront de m'éveiller. Hop, la journée de travail a commencé !

C'est là que je suis troublée par une ombre sur le côté… Quelqu'un attend debout, que je considère, qui se penche alors vers moi… Hou, que se passe-t-il ? J'ai un mouvement de recul, avant de comprendre : il veut m'embrasser. Mais pourquoi ?

Si j'avais été debout, j'aurais fait un pas en arrière, pour maintenir la distance, ce qui a aussi pour effet de déstabiliser l'intrus, et me permet de reprendre l'initiative pour imposer une autre modalité de salutation. Mais il a déjà pénétré ma zone corporelle d'intimité [1] et je suis coincée, acculée entre le bureau et la chaise : impossible d'éviter le contact, maintenant imminent. Je dois promptement désencastrer mon siège, pour pouvoir pivoter le buste afin d'éviter que son geste, maintenant amorcé, ne dérape vers l'oreille ou ailleurs sur mon visage.

Râh, l'agression !

Je reprends ma tâche en ronchonnant. Je n'ai pas le temps de m'en remettre qu'en voici un autre. Une fois passe encore, car l'agression est minime, mais elle se répète.

Encore. Et encore.

Le problème, puisque je suis arrivée tôt, est que d'autres arrivent après moi. Et se croient autorisés à me passer dessus. Il y a celui t'arrache la joue avec sa barbe de trois jours. Puis celui qui t'embaume avec son after shave de kéké. Celui qui se croit irrésistible et ne peut s'empêcher de t'enlacer l'épaule. Celui qui te partage les miettes de son croissant, restées collées aux commissures. Celui qui te partage son haleine de macchabée. Celui qui complimente la vue imprenable sur ton décolleté. Celui qui sent encore le sexe, parce qu'il vient de passer une nuit de folie et n'a pas eu le temps de repasser chez lui se changer. Celui qui te refile ses miasmes et son rhume purulent, dont je contaminerais les bisouilleurs suivants. Bref, toutes choses intimes que tu ne partages habituellement, bon gré mal gré, qu'avec tes intimes, famille, amant·e·s et ami·e·s.

Soit mes collègues n'ont aucune de pudeur, soit ils considèrent qu'en tant qu'élément féminin, je fais d'office partie de leur intimité. Car entre eux, ils se serrent la main, se hèlent, se tapent dans le dos se checkquent ou se give-fivent [2], bref ils gardent une distance respectable, mais moi, je ne dois pas valoir autant dans leur estime, parce qu'ils se permettent de me toucher jusqu'à m'effleurer la bouche et me partager leurs miasmes et relents, sans gêne, comme si j'étais leur môman.

Il y a aussi, soyons exhaustive, ceux qui passent au large, les pudiques et les timides, qui esquivent tout contact. Au moins ont-ils eux, en tant qu'hommes, la liberté d'y échapper.

Celleux qui me connaissent par ailleurs savent que je suis plutôt tactile : j'adore faire des câlins et des bisous. Oui. Plein. Beaucoup. Mais pas avec tout le monde. Dans les relations professionnelles, je respecte la distance sociale et salue sans contact. Avoir eu des collaborateurs japonais m'a sensibilisée à l'inconvenance du contact imposé [3]. Mieux vaut partager un sourire et un regard franc que des miasmes ; c'est aussi une question de santé publique [4].

Ça dure comme ça trente à soixante minutes. En fait, en France, les gens sont payés une heure par jour à se faire la bise. Une heure. Par jour. Pas moyen de bosser. Ne me faites pas croire que vous arrivez, vous, à rester concentré, quand on vous dérange toutes les 3 minutes ! Moi pas. Je perds mon temps. Et mon sourire. Car la répétition de ces intrusions me fiche de mauvaise humeur pour la journée. Et désormais, je me retiens d'aboyer et de mordre le prochain qui m'adresse la parole. Bravo !

Ça dure le temps que tout le monde arrive. Passée une certaine heure, après laquelle tu es considéré comme « en retard », le ballet des bises cesse et chacun file à sa place, fissa, sans se faire remarquer. C'est à cette heure-là que je préfère arriver. Après tout le monde. Pour échapper au rituel gluant. Et pouvoir faire ce pour quoi je suis là : bosser.

Alors, mon cher collègue, je sais que tu ne penses pas à mal en tendant ta joue, que tu fais juste comme t'as appris, comme les autres, comme d'habitude… Mais réfléchis : embrasserais-tu chaque matin tous les hommes de ton entreprise ? Et pourquoi non ? Pourquoi ne le fais-tu qu'aux femmes ? T'aimerais, toi, que toute la boîte vienne se frotter à tes joues chaque matin ?

Plus jamais vous ne me verrez au bureau avant 10h. Terminé. Basta. Non mon cher patron, n'insiste pas, tu ne me verras plus de bonne heure tant que mon « boulot » comprendra cette heure d'inefficacité pour cause de bisoutage. Désolée, mais je n'aime pas être payée à rien foutre. En attendant l'adoption de salutations moins intrusives, je préfère arriver la dernière.


À voir : Travail : plutôt bise ou poignée de main pour les salutations du matin ?, France 2, 03/01/2016.


[1] La zone intime, entre 15 et 50 cm, est la plus importante. Seules les personnes proches d'un point de vue émotionnel peuvent y être autorisées. Il pourra s'agir de sa famille, ses enfants, la personne que l'on aime, ses amis très proches ou son animal de compagnie. Lire : Zones et distances, Décodeur du non-verbal, février 2011.

[2] En moins d'un an, au moins trois articles scientifiques ont conseillé d'abandonner la poignée de main, source de contamination bactérienne, au profit d'autres saluts moins usuels, comme le « check ». Contre les bactéries, un poing cogné plutôt qu'une main serrée, par Pauline Fréour, Le Figaro.

[3] Il ne faut pas oublier que se faire la bise est une coutume française, perçue comme déplacée par d'autres cultures, où le contact est malvenu. Ne gaffez pas ! Ce n'est évidemment pas à nous d'imposer nos us, coutumes et gestes tendres à d'autres. Se faire la bise au bureau en Allemagne ? Vous n'y pensez pas !, Connexion-Emploi.

[4] Ce rituel quotidien, tellement français et si « anti-hygiène » — claquer deux ou quatre bises à ses collègues chaque jour et c'est la grande famille des germes qui s'agrandit de joue en joue — a de quoi amplifier une épidémie. Arrêtez de vous faire la bise !, Dr Frédéric Saldmann, Le Parisien, juin 2012.