Avec l’attentat terroriste inaugurant le troisième millénaire vécu en apnée dans un milieu islamiste du tiers-monde, on peut dire qu’il fait fort, le Bello ! D’ailleurs, quasiment toute l’action de ce deuxième tome est ramassé autour de cet événement tragique et gigantesque par ses répercussions. Contrairement au premier tome qui s’étendait de 1991 à 1998, ici on s’attarde sur les années cruciales séparant l’attaque des tours jumelles à l’entrée en guerre des Etats-Unis en Irak en 2003. Le ton est donc clairement plus géopolitique que dans le premier tome, d’autant que… mais oui, vous l’imaginez forcément… le CFR a partie liée avec l’attentat du 11 septembre ! Evidemment : face à un événement que même le scénariste le plus brillant n’aurait eu l’audace d’imaginer, le CFR avait au moins l’obligation d’avoir trempé dans ses prolégomènes. L’auteur imagine brillamment comment le président du conseil exécutif du CFR, le Camerounais Angoua Djibo, a imposé l’idée qu’il fallait alerter les Etats-Unis de la dangerosité montante d’un nouvel ennemi après la chute de l’URSS en 1991, celle d’un certain islamisme prônant la guerre contre l’Occident. Comment il a manipulé la réalité, faisant du ramassis de moudjahidines rescapés de la guerre entre l’URSS et l’Afghanistan un groupe très structuré commandé par un certain Ben Laden. Et comment Djibo a joué la stratégie de la tension en allant jusqu’à rédiger lui-même la fatwa – authentique – émise par Ben Laden contre les Américains en 1998.
Evidemment, LA grande question qui parcourt tout le roman c’est : le CFR est-il directement responsable du 11 septembre 2001 ? Et si oui, l’a-t-il provoqué pour de mauvaises raisons ? Cette question va torturer Sliv mais heureusement, il va commencer à avoir quelques réponses à ses questions en se rapprochant du sommet du CFR et donc de la révélation de sa finalité… Une révélation pleine d’enseignements qui résume selon moi toute la vision du monde de l’auteur.
Parallèlement, on se refait toute la séquence 2001-2003 : les discours de Bush et Colin Powell, devant les Nations-Unies notamment, les réactions des autres puissances, le jeu du chat et de la souris avec Saddam Hussein et l’intoxication de l’opinion américaine autour de l’existence des armes de destruction massive en Irak, une opération de mystification qui battrait presque les analystes du CFR sur leur propre terrain ! Ça tombait bien, ce semestre avec mes étudiants, on a notamment étudié le néo-impérialisme américain en Irak à partir de 1991, et je peux vous dire que j’ai pioché dans certaines références du bouquin pour étoffer mes reprises en TD ! En prenant garde de citer des événements conformes à la réalité la plus bornée !! Il ne manquerait plus que j’enseigne à mes petits jeunes la réalité falsifiée du CFR !!! Car alors là, la fiction déborderait complètement du cadre de la littérature, ce serait borgesien en diable !😄
Bon, le risque, c’est qu’avec tous ces détails techniques le roman devienne un peu… aride. Heureusement, il y a toujours la froide Lena pour ajouter un piment inattendu aux aventures de Sliv. Episode passionnant et savoureux au Timor-Oriental à ce propos. Il y a aussi une nouvelle venue, Nina. Chose curieuse, elle n’appartient pas aux rangs des initiés du CFR, mais elle est employée par le cabinet d’études environnementales qui sert de couverture aux activités de Sliv en Islande. C’est une ancienne camarade de promo de Sliv, le genre de pasionaria sur laquelle tout combat politique en faveur des opprimés de la terre, même le plus désespéré, peut compter en tant que porte-parole et activiste. Contrairement à Galéa, je n’ai pas encore trop accroché à son personnage, trop caricatural, même si elle apporte une touche de fantaisie.
Bref, encore un très bon cru que ce deuxième tome de la trilogie des Falsificateurs. Bello a le mérite de nous faire réfléchir sur les grandes tendances de notre monde et quelle peut y être notre part à nous, microscopiques humains certes, mais acteurs quand même. Même si le côté un poil auto-satisfait de Sliv m’agace un peu (en plus j’ai l’impression d’entendre un double de l’auteur, car évidemment j’ai lu plein d’interviews d’Antoine Bello), il faut dire que l’auteur conjugue admirablement les lois de la fiction avec celles de la géopolitique la plus récente, en les faisant toujours coïncider parfaitement. Grâce à cela, le lecteur apprend tout en se divertissant. Chapeau !
Parce qu’ils sont excellents, je vous invite à lire les avis de Papillon (dont j’aime l’esprit d’analyse d’une précision chirurgicale) et Galéa (dont la subjectivité pleine d’humour m’enchante toujours autant – Galéa, reviens dans la blogo !).
« Les éclaireurs » d’Antoine Bello, Folio, 2007