(anthologie permanente) Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Par Florence Trocmé

Siegfried Plümper-Hüttenbrink a publié en 2015 In absentia, aux éditions L’Ollave.
II – Scène originaire

Ma toute première photographie date de l’enfance. Elle fut sans doute décisive de ce qu'elle s’est laissée prendre sans appareil, à l’œil nu pour ainsi dire. Je devais avoir 6 ans, plongé dans la semi-pénombre d’une pièce où sévissait le tic-tac entêtant d’un réveil en fer blanc et où ma grand-mère avait coutume de se retirer. Peu loquace, elle avait tendance à s’immobiliser et ne plus faire grand cas de votre présence. Sur la fin de sa vie elle s’était même résolue à ne plus bouger et encore moins à bredouiller ne serait-ce que quelques mots d’appoint. Sans doute devais-je tenter, comme tout enfant, de converser avec elle nonobstant son mutisme, en quête du "pourquoi" de toutes choses. Mais le plus clair du temps se passait à tuer le temps en nous taisant. C’était tacitement convenu entre nous. Et les rares fois où une amorce de conversation dut toutefois survenir, j’avais coutume de la fixer intensément du regard. La fixant comme on le ferait d’une image qu’on passe au bain révélateur, avec l’œil en expectative, branché sur haute tension. À la longue c’était même devenu un jeu d’optique assez égarant et au cours duquel ma grand-mère dut en quelque sorte poser et sans qu’elle n’en sache rien, statufiée en quelque tableau vivant.
Et à ainsi la fixer, comme découpée dans le décor, les effets de dilatation rétinienne ne se faisaient guère attendre. Très vite sa personne commençait à se brouiller, devenant floue au possible ; et moi-même à tourner de l’œil, et en sachant que j’allais sans doute faire disparaître à tout jamais la personne que j’avais en face de moi et qui s’avérait méconnaissable. Mais après ce passage à vide, où tout devait s’estomper et perdre ses contours sous l’emprise dissolvante d’un trouble optique, venait immanquablement une mise au net et qui faisait réapparaître l’image de ma grand-mère avec une netteté sidérante, quasi transfigurée. On aurait dit qu’elle se réincarnait en mutant soudain sous mes yeux, et ce sous l’aspect d’une créature qui présentait d’étranges signes de vie. Signes au vu desquels tout indiquait qu’elle restait indéchiffrable, n’était pas de ce monde. Quant à l’enfant que j’étais, il ne savait au juste s’il fallait s’en émerveiller ou s’en effrayer. S’il était en pleine féérie ou à se risquer dans un trou noir ? Seul devait lui importer ce jeu qui revenait à fixer une image, et ce à fond perdu pour savoir en quoi elle pourrait se transmuer. La fixer aveuglément, et au risque de la laisser survenir jusqu’en sa disparition ou la faire revenir par voie de rémanence rétinienne. Au cours de ce jeu, qu’il pratiquait en solitaire, sans en faire part à quiconque, et qui pouvait virer à un abcès de fixation optique, tout me porte à croire qu’une photographie avait dû se laisser fixer et développer. Prise rien qu’avec mon regard ébahi d’enfant qui devait la scruter à fond perdu, en quelque bain révélateur, je l’entrevois aujourd’hui qui configure comme une matrice tramant de part en part tout le travail d’investigation photographique que j’ai dû entreprendre au fil des années. Un travail qui dû souvent recourir à une vision en infra-mince via des reflets vitrés et des ombres portées. Et ne serait-ce que pour attester de la nature foncièrement spectrale et endeuillante de toute image dès qu’elle s’appelle Eurydice. Pour qui la traque à l’œil nu en plein jour, elle restera introuvable et qui voudra l’aborder sur fond de nuit la perdra à tout jamais. Car elle ne cesse de renaître à sa mort, de s’éclipser au moindre déclic photographique. Tel est son destin d’image : – être à tout jamais invue et perdue. N’étant au final que le négatif de cette image toujours manquante, qu’on a oubliée ou manquée de prendre, et qui ne cessera plus dès lors de faire retour, de se rappeler à nous sous les auspices d’un corps-fantôme en quête de sa réincarnation. Un corps oscillant entre vie et mort, en deuil de son porteur, et qui, à l’instar de celui d’Eurydice, ne survient toujours qu’in absentia, par voie de rémanence rétinienne, et jusqu’en nos rêves.
Siegfried Plümper-Hüttenbrink, In absentia, collection Préoccupations, L’Ollave, 2015, p. 11 et 12.  
Voir aussi cette « note sur la création » du même auteur.