« La langue arabe est une langue du surgissement, de la déflagration. Langue d’étincelles et de vision, une extension humaine de la magie de la nature et de ses secrets. Dans chaque grand poème arabe habite un second poème qui n’est autre que celui de la langue. Et l’existant direct n’est pas le monde mais la langue ». C’est ainsi que s’exprime l’auteur du Tâbith wal l’mutahawwil (Le fixe et le mouvant) dans sa préface du Dîwân de la poésie arabe classique. Cette langue païenne, poursuit Adonis, fut celle du désert, de l’amour et du corps, du vent, de la chevalerie et de l’universel avant de devenir prisonnière du rite, ternie par le dogme, dépouillée de sa mythologie et vidée de sa sève. Fils du désert, le poète préislamique disait l’angoisse existentielle, le déchirement devant l’éternel combat entre la mort et la vie et son désarroi devant la mort qui habite la vie. Afin de triompher de l’abîme, le moi du poète recourt-il à l’art. Fils de l’instant, le poète préislamique ne loue pas l’âme, mais le corps.
C’est cet art et cette vision que défend le poète Adonis depuis At-thâbit wa’l mutahawwil et la revue Shi’r (Poésie, fondée en 1957 et qui défendait les poèmes en prose dans une rupture avec la structure linéaire du poème classique) jusqu’à aujourd’hui. Avec l’avènement de l’islam, dit-il, la poésie est devenue un instrument au service de la religion qui a asservi la langue arabe et condamné le corps. Lecteur de Nietzsche qui fait du corps une méthode, Adonis écrit à l’encontre de l’ascétisme platonicien et des préceptes de la religion : « Le corps se souvient ». Le souvenir est celui du corps qui a éprouvé le désir et rencontré le plaisir. Lequel plaisir est nécessairement sexuel. Le corps se définissant ainsi dans son érogénéité et ses capacités libidinales et fantasmatiques. La réminiscence implique le pouvoir du corps à dire la chose sexuelle. Ainsi, il cesse d’être un simple « entrelacs de vision et de mouvement » (M. Merleau-Ponty) pour devenir le corps érogène, celui qui exprime le « cheminement du désir dans la géographie de la matière » (Adonis).
« De toi je m’habille »
avec toi je m’unifie ».
Toutefois, dans l’élan amoureux, la discontinuité. Dans le désir de se rejoindre, règnent la béance, l’abîme.
«Toujours, il y eut entre nous une béance ». Et dans l’abolition des distances,
« Un pont nous conjoint que nous ne pouvons franchir
Un rempart nous unit / nous sépare »
Le mouvement de l’amour, porté à l’extrême, est un mouvement de mort, écrivait Bataille. « Ma mort est une échelle d’accès à mon corps », poursuit Adonis. Le poète dit que l’érotisme est le propre de l’humain. Seul ce dernier est porté sur la transgression, l’excès et le fantasme. Dans ce cheminement du désir, le corps devient langage (Nietzsche) ou alphabet (Adonis). Alphabet qui dit l’inscription dans la géographie de la matière, au plus profond de « la voûte charnelle » (Supervielle). Par le corps (l’un multiple), Adonis casse l’Un de la théologie. Il me semble que c’est là où demeure la plus grande révolution poétique d’Adonis.
Adonis n’est pas différent du poète préislamique qu’il décrit dans ces termes : « Dans le regard du poète préislamique, les choses passent, traversent et voyagent tels les nuages qui disparaissent hâtivement, rapidement après qu’ils ont été aperçus. Chaque instant qui passe devient le souvenir de ce qui se perd ou s’absente. Et chaque regard devient un instant du passé ». Un passé qui demeure dans le regard du lecteur d’Héraclite présent bien que dépassé. Et lorsqu’il parle de la poésie arabe, il précise qu’elle émane d’une âme rebelle, superbement transgressive, et énumère les modernes de ce passé tels Abû Nawwâs, Bashshâr ibn Burd, Al-Ma’arrî, Abû Tammâm … sans oublier Al-Mutanabbî, son Virgile dans Al-Kitâb qui est une œuvre unique dans l’histoire de la poésie arabe. Cette transgression qui est la sienne depuis la fondation de la revue Shi’r trouve son point d’acmé dans Al-Kitâb, une trilogie dont le premier tome s’ouvre par ce vers d’Al-Mutanabbî : « Et une demeure qui pour nous n’est point demeure ».
Livre-odyssée, Al-Kitâb est un voyage époustouflant dans l’histoire des Arabes qui s’avère une traversée de l’enfer terrestre depuis l’instauration du califat. Un enfer où l’humain est exténué, humilié, terrorisé, déshérité, où le patrimoine est hanté par la mort, les séries d’assassinats et les disparitions. La conscience vacille devant autant de cruauté : Les vestiges sont ensanglantés, les villes censés abriter les humains deviennent synonymes de désabri. Le mur est fissuré et la mort est tuée par le silence ou le déni. Aussi le poète sera-t-il animé par cette pulsion d’exhumer. Exhumer les noms des disparus et rétablir la vérité historique afin de réinstaurer l’héritage. Ainsi Al-kitâb requiert une fonction symbolisante car les morts et les disparus seront ensevelis dans la narrativité et le chant de la vie. Ce travail est la première mise en pièces d’un corpus idéalisé qui n’a pas été suffisamment repensé et questionné.
Cette odyssée dans la mémoire historique s’accompagne d’une plongée dans la mémoire de la langue. Adonis multiplie les styles : du sublime à l’immondice. Il rejoint Ibn Arabi parlant de la matérialité de la lettre et s’écrie : « Suis-je assez fou pour dire que la lettre a une silhouette et des mains ? » D’où cette inquiétante étrangeté qui nous saisit lors de la lecture d’Al-Kitâb. La lettre est un harf (en arabe littéralement le bord).
L’inquiétante étrangeté nait de la rencontre avec la cruauté du monarque. Mais également du moi d’un poète qui se double et se multiplie, d’un Ange qui participe du carnage, d’un Dieu dont la parole n’est pas fiable, d’un lieu synonymes de désabri. Mais l’inquiétante étrangeté est également celle de la demeure première. Y a-t-il de plus périlleux que le mot ? « Guère », répond Heidegger. La poésie dit ce qui est inquiétant et angoissant dans l’enveloppe première. N’oublions pas qu’al-kalâm est littéralement al-jurh, la blessure. Ainsi, si la poésie est « l’occupation la plus innocente » (Hölderlin), il n’en demeure pas moins qu’elle s’exprime dans « le plus dangereux des biens » (Hölderlin), à savoir le langage.
De la cruauté du monarque, on arrive à la cruauté d’une langue anthropophage qui avale jusqu’à ses aîtres et sa respiration. « Il est une terreur qui en nous creuse l’angoisse des mots » (Adonis). L’inquiétante étrangeté est au sein de la langue. L’Unheimlich du langage. C’est ainsi que nous pouvons lire le vers d’Al-Mutanabbî.
Et de la même façon que Dante s’adresse à Virgile, Adonis dialogue avec Al-Mutanabbî. Toutefois, il s’affranchit de cette admiration qui risquerait de devenir aliénante. Il rétablit Kâfûr, loue sa négritude et tue Al-Mutanabbî en poursuivant sa marche ainsi. En lui, Héraclite, Abû Nawwâs, Lucrèce, Nietzsche, Al-Ma’arrî, Imru’u al-Qays, Al-Mutanabî…Seul et pluriel. Seul, pluriel et rebelle. « Seule la transgression invente la langue de la chanson ». Et à la phrase de A. Du Bouchet : Cette parole « je dois aller jusqu’à elle : comme à pied », Adonis pourrait ajouter : afin de m’effacer. Là il opère une rupture avec le poète arabe classique où le moi du poète dit constamment sa présence.
Al-Kitâb n’est pas une odyssée. Mais la construction d’une odyssée où l’évènement devient narré (sa narrativité dit l’écart avec l’évènement brut). Désormais, l’évènement peut être historisable. Le vers poétique devient le site car le dire est ouvert sur son avènement. Restaurant l’héritage, reconstruisant l’histoire, le poète renoue avec l’infantile et dit son étonnement devant la chose (la source de toute poésie).
C’est en tant qu’intellectuel engagé et poète (Il composa son premier poème à l’âge de 13 ans) qu’Adonis reprend des thèmes souvent abordés : la religion, la radicalisation, les attentats, la femme et la féminité, et aujourd’hui l’échec de notre printemps arabe qui a confiné à la ruine les espoirs des peuples ainsi que l’état de leurs pays. Adonis dénonce la politisation de la religion et appelle à la laïcité. Le lisant, on croit entendre Nietzsche dans Par delà le bien et le mal écrivant : « Ne doutons pas que ceux qui ont un tel besoin d’adorer la surface ont fait une fois ou l’autre une tentative malheureuse pour aller au-dessous ».
Plongeant sans cesse dans les profondeurs infernales de la culture arabo-musulmane, il ne cesse d’appeler (dans Violence et islam, Seuil 2015) à repenser cette civilisation qui a banni ceux-là mêmes qui ont bâti sa grandeur. Comment ne pas se souvenir de cette phrase de Freud : « La psyché doit se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur (…) Ce qui est représenté n’est plus ce qui est agréable, mais ce qui est réel malgré le déplaisir qu’il peut entraîner » ? Ce déplaisir lui vaut parfois les fatwâs de ceux qui sont dans le déni des profondeurs infernales de la culture arabo-musulmane (la dernière venait de l’Algérie).
Ma rencontre avec Adonis reste liée à Al-Kitâb.
Au fil de nos rencontres et de notre travail ensemble, je découvrais l’homme passionné de la langue, le poète exigeant. D’une exigence tyrannique. L’accueil qui paraît, d’emblée, simple, devient très vite intimidant. Réservé et généreux, Adonis aime les choses raffinées. Grand intellectuel, il s’avère extrêmement sensoriel. Esprit vif, il aime les plaisanteries. Et bien qu’il soit parfois amer, il n’est nullement mélancolique.
Avec un ton posé et amusé à la fois, il raconte, comme s’il assistait à une pièce de théâtre, l’histoire du petit garçon de Qassabine (près d’Ougarit), né Ahmad Ali Esber dans une famille traditionnelle, qui composa son premier poème à l’âge de 13 ans et choisit le nom d’un dieu païen, rappelant l’Ougarit d’avant l’islam. Il rencontrera, dès sa jeunesse, les plus illustres des poètes français : Jacques Prévert, Pierre-Jean Jouve, André du Bouchet…, et traduira Baudelaire et Saint John Perse.
Dépourvu de nostalgie, son récit est habité par un regard amoureux et distant à la fois. C’est ainsi qu’il raconte le départ de la Syrie pour le Liban, son arrachement à la culture arabo-musulmane et la pensée uniforme au profit d’une »identité » complexe et plurielle. Pour Adonis, l’origine est une construction. Il l’exprime aussi bien dans sa poésie que dans ses collages. Car le poète est un poète-artisan. Il donne la liberté à ses mains qui, tout en fabriquant un collage, produisent un anti-collage. Comme sa poésie, le collage rompt avec le classicisme et le romantisme de la calligraphie arabe classique.
Nos discussions sont devenues intarissables. Au fil des traductions et des échanges autour du regard, de la religion, la mystique et la pensée théologique, la psychanalyse et la littérature, la situation du monde arabe…, je devais au début me familiariser avec l’idée que je ne connaissais pas cet homme qui révolutionna la langue poétique arabe, remplit, à chaque fois qu’il est annoncé, les amphithéâtres, et qui reste source de fierté ou de convoitises. Je découvrais un poète rebelle et engagé, un poète qui ne conçoit pas que la poésie puisse être séparée de la pensée. Sa parole forte, n’est nullement effrayée par les tempêtes qu’elle peut susciter.
Adonis bouscule, en permanence, les acquis théoriques, déconstruit inlassablement les systèmes de pensée. Les choses ne sont jamais acquises de façon irréversible. Lorsqu’on le rencontre, on sait que le propre de la pensée est d’être en mouvement, que la pensée ne peut se soutenir que de son propre dépassement. Mais le lecteur d’Héraclite ne prône pas le mouvement seulement dans la théorie. C’est un éternel voyageur. À peine effleure-t-il le sol parisien, qu’il se laisse emporter par d’autres voyages. L’Asie, le monde arabe, l’Europe, l’Amérique du Nord ou latine, pour des lectures poétiques, des conférences ou des prix (dont le prix Goethe).
Malgré ses 86 ans (Adonis est né en 1930), cette marche demeure superbement amoureuse. Quand on pénètre dans son monde, on mesure la force de l’amour qui anime son œuvre. L’amour de la pensée, de la liberté, des combats pour la dignité et au nom de la dignité humaine. Mais, également l’amour de la femme, du corps et de la poésie. « J’attends de la poésie la même chose que l’on attend d’un amour, dit-il, l’épanouissement à l’infini ».
Houria Abdelouahed