(De notre envoyé spécial.) Salonique, … mai. Salonique a changé de mine, la ville n’a plus la fièvre, elle est à l’espérance. Vous vous souvenez qu’elle fut très agitée, il y a quelque cinq mois, et que tous les docteurs appelés à son chevet passèrent plusieurs nuits, montre en main, à surveiller son pouls. C’est que tout n’allait pas. Nous arrivions dans une ville étrangère. Les événements nous pressaient, nous devions aller vite et les Grecs nous tendaient des cordes à chaque tournant de rue. Les Serbes que nous venions secourir étaient presque morts, il eût fallu nous précipiter vers eux dès le débarquement, mais nous étions trop peu, et nous précipiter vers les Serbes c’eût été lâcher Salonique, et lâcher Salonique, c’eût été se couper le ravitaillement. Les Serbes nous appelaient, les Grecs nous retenaient. Nous étions peu. Les Allemands descendaient, les Bulgares avançaient. Le général Sarrail se frottait les mains en long – quand Sarrail se frotte les mains en long, c’est qu’il y a à réfléchir. Par un pauvre petit chemin de fer qui n’était même pas à nous et qui était à ligne unique et qu’on nous prêtait quand on avait le temps, nous avions tout de même envoyé nos divisions en Serbie ; elles étaient à peine arrivées que les Serbes achevaient de tomber d’inanition, évacuant Babouna et sans qu’il n’y eut rien que d’héroïque dans leur défaillance nous laissaient en l’air. Les Bulgares riaient. Comme nous n’avions plus de gauche et qu’ils étaient beaucoup plus nombreux que nous, ils allaient passer par derrière, nous prendre par la taille et nous ceinturer. Par la même occasion, les Allemands continuaient de descendre. Nous étions peu. Au quartier général français, pendant les nuits, une lampe ne s’éteignait plus, et, dans une pièce étroite, jusqu’au matin, on entendait marcher le chef. Il devait avoir une main dans sa poche et de temps en temps se passer l’autre dans les cheveux comme il fait aussi dans les minutes sérieuses. Il était venu pour aller au secours des Serbes, or il n’y avait plus de Serbes. Les Bulgares étaient beaucoup, les Allemands étaient victorieux, nous étions dans un pays sans routes, et deux Grecs venaient d’arriver d’Athènes pour nous dire de la part de leur souverain valeureux que puisque les Bulgares s’approchaient de leur frontière, l’armée hellénique qui avait été mobilisée pour répondre à la mobilisation bulgare, allait se retirer car, toute réflexion faite, comme on ne sait jamais ce qui peut arriver avec ces sacrés fusils, il ne serait pas sage de s’exposer ainsi sans raison à des désagréments nationaux. Le retour Démontés par le haut par suite du recul serbe, du nombre et des succès des Allemands et des Bulgares, déboulonnés par le bas par suite de la décision grecque, nous nous sommes trouvés dans la position d’une statue qui devant perdre son socle allait être forcée d’en être descendue, faute de quoi elle pourrait se briser en retombant d’elle-même trop brutalement sur sa nouvelle base. Autrement dit, la nécessité se présentait de ramener l’armée d’Orient sur Salonique. Maître de l’heure dangereuse, Sarrail ordonna la retraite. Il fallait d’abord se décoller sous les yeux avides des Bulgares, puis redescendre avec tout son matériel sans que l’on ait rien derrière qui vous protège, vous soutienne, vous aide ou vous accroche : pas de fortifications, pas d’armée de renfort, pas de chemins de fer ni de route de secours, pas de tranchées, mais des Grecs inquiétants, Salonique, la mer… Salonique avant la fièvre. L’armée se décrocha. Les Bulgares d’abord ne virent rien, ils s’apprêtaient à allonger le bras pour nous étreindre, ils le firent et ne nous sentirent plus ; alors ils bombardèrent avec rage nos positions… mais nous les avions quittées. Ils devaient nous étouffer tous, ils ne nous prirent pas cent hommes. Ils nous suivirent, les Allemands nous suivirent aussi. Allaient-ils dépasser la frontière grecque ? profiter de leur nombre ? ne pas nous permettre de faire des tranchées ? essayer de nous jeter à la mer ? Salonique avait la fièvre. Ils ne nous poursuivirent pas, ils s’arrêtèrent à la frontière grecque, Sarrail choisit ses positions, s’y fixa, fit quitter le fusil à ses hommes et leur donna des pioches et sans savoir combien de temps allait durer la trêve, on piocha, on piocha. Au bout de quinze jours, nos ennemis n’avaient pas bougé, nous, nous avions des tranchées, ils pouvaient nous attaquer, nous étions appuyés ; la possibilité d’être rejetés à la mer n’apparaissait plus. Le pouls de Salonique baissa et, de la fièvre, la cité passa aux simples inquiétudes nerveuses. Revirement Dès lors, la question changea de face ; elle n’était plus : « Est-ce que les Allemands vont prendre Salonique à la place des Alliés », mais : « Est-ce que les Allemands vont attaquer les Alliés devant Salonique ? » Nos ennemis ne bougeaient toujours pas. Pendant ce temps, l’armée d’Orient supprimait la menace grecque en s’emparant des points d’utilité stratégique, s’organisait calmement en vue d’une action, action cette fois indépendante de tout geste sentimental comme l’avait été la poussée de nos divisions en avant pour arriver au secours des Serbes et s’unifiait en ne comptant plus, Anglais et Français, qu’un seul chef à sa tête : Sarrail. Le temps faisait ici ce qu’il avait fait sur tous les autres fronts : il travaillait pour nous. Salonique commença de respirer librement. On nettoya la ville des consuls ennemis, des espions, des indésirables. On fit descendre des régiments les musiques militaires qui, chaque dimanche, jouèrent la Marseillaise sur la place publique, les soldats et les officiers français sauvèrent par leurs achats les maisons de commerce de la faillite et les restaurants du vide. Le temps passait, les ennemis allaient-ils se décider à attaquer ? Ils n’attaquaient pas. Ils avouaient qu’ils en étaient incapables. Des impresarii montèrent des cafés chantants sur les quais. Le temps passait toujours. Le chef à qui étaient confiées nos destinées en Orient avait tenacement forgé son instrument, l’armée française était maîtresse de son front, l’armée anglaise était maîtresse du sien. * * * Alors Salonique qui avait retrouvé tout son calme, toute sa placidité, tout son sang-froid, s’éclaira. Elle vit que l’angoisse changeait de camp, elle sentit que devant ces trois armées en arrêt c’est maintenant de l’autre côté que la fièvre allait monter et, joyeuse, elle qui, voilà cinq mois, s’était cru celle où tout allait aboutir en catastrophes, comprit qu’elle devenait celle d’où tout allait partir en espoir.
Le Petit Journal, 14 mai 1916