Crédit photo : Ronald Van Holst/FlickR
Quel effet l’art a-t-il sur les individus ? Est-ce un simple divertissement sans influence décisive sur notre conscience du monde ? N’est-il pas même souvent un moyen de fuir notre réalité banale et quotidienne ? Comment pourrait-il donc intervenir sur notre appréhension des choses ?
Pourtant, qu’on l’envisage comme loisir ou évasion, qu’on écoute de la musique pour son plaisir, ou qu’on lise pour s’évader et rêver à d’autres histoires, il y a là le signe que notre quotidien ne suffit pas. Il y a même plus, car si nous faisons de l’art un moyen d’en sortir et de jouir, c’est qu’il est capable de nous affecter en profondeur : ainsi Platon disait-il que la musique nous émeut tant qu’elle ne peut être un simple jeu. Qu’il soit tableau, musique ou livre, l’art nous touche, parce qu’il n’est pas immédiatement utile ou fonctionnel. D’où son impact. Mais comment peut-il intervenir sur notre vision des choses ?
La difficulté d’une interaction entre plaisir esthétique et conscience du monde tient à l’opposition commune entre art et réalité. Les œuvres d’art, qu’elles soient figuratives ou abstraites, sont des créations qui se superposent aux êtres et aux choses, sans avoir la même réalité que celle qu’on attribue au monde. Un livre, une mélodie, un film, tout cela a beau être réel, au sens de matériel, ce sont des fictions : ainsi Descartes remarquait-il que même les romans les plus fidèles ne sont jamais réalistes, car ils omettent les détails insignifiants et prosaïques. Ainsi de la musique, qui a beau suggérer des éléments réels, comme la tempête ou le printemps, ne constitue pas au sens propre un langage, comme le rappelait Lévi-Strauss. Rousseau enfin critiquait les théâtres parce qu’ils occultent notre rapport à la réalité : on s’absorbe dans l’histoire d’êtres imaginaires et on oublie les hommes en chair et en os assis à côté de nous…
Et pourtant, toutes ces œuvres, qui ne semblent pas faire partie de notre monde réel parce qu’elles sont inutiles, inemployables, ne sont-elles pas justement les plus réelles, parce qu’en vérité les plus durables ? Rien n’est plus éphémère que les choses qu’on appelle réelles, remarquait Hannah Arendt : une parole, un acte, un objet de consommation. Cela disparaît presqu’aussitôt que cela vient au monde ; tandis que les œuvres sont les choses les plus durables. Ce sont elles qui, traversant les siècles et les époques, sont les plus réelles, parce que les plus permanentes. On peut alors montrer, avec Heidegger, que c’est ce qui devient inutile qu’on regarde vraiment. On ne regarde pas les choses du quotidien, soit parce qu’elles sont utilisées, soit parce qu’elles sont trop habituelles, comme disait aussi Leibniz. On a pleinement conscience de l’art parce qu’il est là pour être vu, contemplé, admiré. C’est pourquoi on dit qu’il ouvre le regard…
On pouvait enfin montrer que l’art nous fait prendre conscience d’une réalité supérieure à celle que nous avons l’habitude de ne plus regarder : pensons à Platon pour qui notre perception ne nous donne accès qu’aux ombres des Idées, et que le spectacle de la beauté permet de dépasser : la beauté tourne le regard vers l’intelligible. Enfin, pensons à Nietzsche qui explique avec la tragédie que la contemplation de l’art nous permet de prendre conscience de l’artificialité de notre propre vie : par l’art on prend conscience que la réalité est elle-même une œuvre à laquelle chacun doit participer…