(note de lecture) James Sacré, "Figures qui bougent un peu", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé


Le recueil rassemble trois titres qui couvrent presque trente années de publications de James Sacré, dont le titre éponyme, devenu quasi introuvable (chez Gallimard), et Quelque chose de mal raconté et Une petite fille silencieuse ; le tout précédé d’une préface rédigée par un connaisseur de sa poésie, Antoine Emaz.
Le bonheur que procure la lecture des poèmes de James Sacré est généré par son riche foisonnement, calqué sur la variété de vivre. Il y a de tout et de tous, dans cette œuvre, car « Tout fait événement /pour qui sait frémir » (Jean Follain) ; et le foisonnement frémissant est tel, que plus qu’un poème, chaque lecteur retiendra un livre, ou cet autre, et, assurément, par-dessus tout, le grain de la voix de James Sacré, si particulier, qui fait présence, familière, qui fait temporalité, atemporelle, qui fait entendre de l’espace, vaste.
La présence est familière parce que James Sacré semble s’adresser à chacun, grâce à ce phrasé parlé, obtenu au moyen de raccourcis, d’ellipses de la négation « ne », de parataxes, de zeugmes, au moyen d’autant de figures du langage parlé, ajoutées à un mimétisme du parler patoisant du Poitou, à une réminiscence du langage enfantin, à un calque de la langue anglaise, créant ce qui est appelé une « grammaire des fautes »1, et une impression de parlure populaire ; et qu’on ne s’y trompe pas : tout cela est fort savamment agencé et composé (conférant la particulière musicalité de cette écriture) ; la simplicité n’est ici que l’apparence d’une complexité : celle d’un réseau de sensations d’être au monde profuses et diffuses et entrelacées les unes aux autres, que la voix essaie de poser en un continuum rythmique. Ce phrasé à l’apparente négligence est profondément pensé (sinon ressassé), pour exemple cette « Figure 38. » :
Si je revenais maintenant à une écriture plus grammaticalement correcte comme on dit
peut-être qu’on sentirait mieux après la traversée des maladroits accidents dans les poèmes qui précèdent
que le langage en beau français c’est plein de trous qu’on cache dessous
d’hésitations lentes pétries dans la mièvrerie et souvent la bêtise un peu grandiloquente j’en veux pour preuve
les premiers états exposés de quelques pages de Saint-John Perse au musée Jacquemart-André
j’aime bien quand ça peut résister ces maladresses pour paraître
dans la surface arrangée du poète ça fait comme
des intonations et des mots grossiers de mon père dans la conversation familiale tous les jours
ou comme
dans le sourire d’une petite fille soudain ses fesses retroussées comme
on pourrait dire presque tout et n’importe quoi mis ensemble justement et pas
cette espèce de langage choisi que ça va sans risque sans façons
de gros fermiers ou de professeurs le phrasé sûr comme des commerçants bien installés je m’en vais
retourner au mélange de la grammaire qu’en a déjà un coup d’aile
avec mon ignorance attelée à mon savoir et mon goût de conduire des phrases
à travers n’importe quoi
.
Il n’y a pas de tension entre l’ « ignorance » et le « savoir », chez James Sacré, il y a fusion heureuse des deux. La force de cette familiarité savante est qu’elle donne l’impression à chaque lecteur que James Sacré s’adresse à lui personnellement. La grande générosité de cette poésie rassemble le lettré et le profane dans une même assemblée de lecteurs, où chacun y entendra ce que l’autre entend. James Sacré ne s’enferme ni ne s’embourbe dans aucun système de pensée, dans aucune poéticité non plus (loin des querelles rabattues des Anciens et des Modernes et des Actuels).
Le ton est monotone, au sens d’ininterrompu, continu, cela afin d’embrasser dans la syntaxe le maximum de sensations (d’où le recours à ces figures de style qui font bouger un peu la langue et rythment la monotonie), mais aussi de créer un temps humain dans le temps de l’écriture et du hors temps. Puisant dans sa mémoire personnelle, familiale et d’enfance et avec persévérance (« Alors que dans les champs /de son enfance éternelle /le poète se promène /qui ne veut rien oublier », Jean Follain toujours), James Sacré fait remonter le passé dans le présent d’écrire avec une régularité continue, au point que ce passé vient, dans le phrasé allant, se ficher dans d’autres temps présents (celui de la vie quotidienne, de ses voyages et traversées de paysages) se mêler et puis se confondre en eux pour tisser un réseau de sensations et d’images foisonnantes qui abolissent le temps humain. La phrase de James Sacré, continue, unit les temps. Et la monotonie du rythme est une énergie de l’endurance ; une force volonté.
Si la poésie de James Sacré évoque de nombreux espaces géographiques, du plus réduit, le village natal, au plus large, les Etats-Unis, ce n’est pas tant ces espaces-là, qui sont vastes, mais le geste. En effet, la poésie de James Sacré est un grand geste d’accueil comme on n’en trouve guère en poésie contemporaine, est généreuse, sincèrement fraternelle. En ouvrant les paysages, en le décloisonnant (le Poitou et la Nouvelle-Angleterre sont fusionnés), c’est un grand geste de la main qui est adressé au lecteur. Le monde est grand, prenez-y place dans mon poème, nous est-il invité de faire. Les espaces évoqués sont des manières d’abolir les distances entre le poète et ses lecteurs, et le ton toujours continu, reliant le lointain et le proche géographique, est une tentative d’abolition des distances.
Le choix de cette édition met en relief l’obsession de la mort chez James Sacré. « Parler de son cœur (ou du mien, du vôtre) /c’est justement parler de la mort : de rien. » L’évocation de la mort d’une enfant, de son enfant, dans Une petite fille silencieuse, n’est pas prétexte à épanchement ni au thrène éploré. La douleur permanente laisse la place à la tristesse qui accorde le ton mélancolique de la voix de James Sacré ; mais cette douleur est dépassée pour une réflexion poétique sur la mort ; la mort qui tout remet en cause. James Sacré puise dans le poème une force de distanciation et une façon maniériste de penser sans dogmatisme jamais, notamment devant la mort. Le poème de James Sacré questionne, pose le doute, problématise presque systématiquement jusque même douter de ses propres assertions ; l’omniprésence du point d’interrogation dans ses vers est une trace visible du principe d’incertitude, parfois posé au bout d’une longue phrase contournée et digressive. L’attention est flottante, en suspension, parfois suit le cours fantaisiste et sinueux de la pensée. Au cœur du continu tonal, la phrase va de ruptures en ruptures légères, de répétitions en répétitions variées, suivant le fil décousu de la sensation pensée. Une certaine idée de la mort fait douter de tout. Le chagrin d’un être perdu dans la mort est compensé, chez James Sacré, par une obstinée foi dans la force des mots, et « en disant c’est rien, c’est rien », « La maladie la mort tressés dans le beau temps ça va passer je pense à des collines /où c’était l’été à peine remué dans la pierre le bonheur /si on peut rien dire avec le mot mort est-ce que c’est pas la même chose /avec tous les autres ? » (« Figure 17 » in Figures qui bougent un peu) ; dans le même poème, la mort, comme toutes choses, est ramenée à l’insignifiance : « je mélange l’insignifiance avec les mots j’aime que ça fasse un poème ».2  Rares sont les poètes ayant la hardiesse (provocante ?) de joindre les mots « bonheur » et « mort » dans un même poème, de rejoindre leurs concepts en un tour de vers.
L’œuvre de James Sacré est en ce livre bien située, même si, comme le rappelle Antoine Emaz, « à sa façon, aussi douce qu’entêtée, elle est rebelle à une définition restrictive ». On retient, chez James Sacré, un ton, et un rythme, et quelques motifs, puis ensuite, s’ouvre le considérable.
Jean-Pascal Dubost

1 Henri Frei, La grammaires des fautes, 1929 : « On ne fait pas des fautes pour le plaisir de faire des fautes. Leur apparition est déterminée, plus ou moins inconsciemment, par les fonctions qu’elles ont à remplir (plus grande expressivité, plus grande clarté, plus grande économie, etc.) »
2 Rappelons que James Sacré a établi l’édition de D’amour et de mort, de Jean de Sponde, dans la collection Orphée, à La Différence (1989), dont il qualifie l’œuvre comme maniériste, avec toutes les réserves que le qualificatif exige.
James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes, coll. Poésie/Gallimard, Gallimard, 286 p., 8,10€