Harcèlement(s): ce que femmes vivent...

Publié le 11 mai 2016 par Jean-Emmanuel Ducoin
En parlant, les victimes agressées par les hommes changent la nature même du combat contre ces agissements insupportables et, hélas, trop souvent enfouis.
Miroir. Omerta. Parthénogenèse. Tabou. Peurs. Pressions. Autoprotection. Autocensure… Les mots se bousculent à l’évocation de «l’affaire» Denis Baupin, homme politique de premier plan, désormais ex-vice-président de l’Assemblée nationale, soupçonné de harcèlement et dénoncé publiquement par de nombreuses femmes, dont nous louerons l’ampleur du courage, probablement puisé loin en elles tant il s’avère difficile –en ce domaine si particulier– de parvenir à libérer sa propre parole, de chasser ses doutes, ses craintes de répercussions pour ses proches ou sa carrière. Bien au-delà du cas particulier de cet homme que tout semble accabler et qui projette, de nouveau, sur un certain monde politique un miroir sans tain, prenons ces cris de dignité pour ce qu’ils sont, cinq ans après le cataclysme DSK: en parlant, ces femmes changent la nature même du combat contre ces agissements insupportables et, hélas, trop souvent enfouis. L’une d’elles dit d’ailleurs: «Le silence me rendait complice.» Elle ajoute: «Non seulement nous sommes des victimes, mais nous évoluons dans un milieu où le pouvoir est associé à la notion de force, où il ne faut jamais avoir l’air faible.»Et une autre précise: «Je savais que si je parlais, non seulement je serais discréditée,mais je donnerais une mauvaise image de mon parti.» Pour ceux qui connaissent un peu les coulisses de ce pouvoir-là, la parole ainsi libre et libérée –enfin!– brise l’«interdit», à savoir dire, alors que l’interdit, le vrai interdit, est évidemment ce qui a été subi et devrait être, à chaque fois, réglé par les tribunaux. Or, nous savons que dans les affaires de délits sexuels les délais de prescription sont trop courts pour permettre aux victimes de porter plainte. En général, et nous comprenons pourquoi, celles-ci ne sont capables d’aller devant la justice que lorsqu’elles ont déjà entamé un travail thérapeutique. D’où ce sentiment d’impunité: les comportements des hommes se modifient peu, et ce sont les femmes qui continuent de s’adapter à ces comportements révoltants.
 Journalistes. Le bloc-noteur doit un aveu. Un aveu pas si anodin que cela. Il a beau chercher dans la mémoire vive de ses (bientôt) trente années passées à l’Humanité, il ne connaît pas une journaliste de la rédaction du journal de Jaurès qui, depuis plus d’un quart de siècle, d’une manière ou d’une autre, n’ait eu à être confrontée à des mots sexistes, à des attitudes déplacées, ou pire. Et, sachez-le, comprenez-le, cela concerne tous les milieux dans lesquels elles exercent leur fonction: auprès des hommes politiques et de leur entourage, des chanteurs, des acteurs, des artistes de tout poil, des sportifs (dieu merci pour elles, rares sont les femmes, à l’Humanité, à s’être occupées de ce genre journalistique-là), des entrepreneurs ou des dirigeants subalternes d’entreprise, etc. La liste est longue, assez inépuisable. Et si les femmes journalistes de l’Huma se décidaient à publier le récit de leurs mésaventures –souvent sans conséquence, parfois plus scabreuses ou psychologiquement très dures–, un numéro entier du quotidien ou du magazine n’y suffirait pas… Domination. Comme beaucoup se complaisent, dans leur vie quotidienne, à confondre amour et désir, beaucoup se refusent à la différenciation entre «drague» et «harcèlement». De même, quand on confond une fonction avec le pouvoir, le pouvoir se transforme vite en domination. Nos sociétés patriarcales et archaïques restent dominées par les hommes. Là où il y a domination, il y a toujours tentative plus ou moins affirmée de soumission. Les femmes en sont –depuis des millénaires– les premières victimes. Les temps changent. Certes. Mais, franchement, vous ne trouvez pas, vous aussi, que ce changement prend du temps, vraiment beaucoup de temps? [BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 13 mai 2016.]