Ce sont ces lettres du passé que les deux amis, dans leur détresse et le remords de n'avoir rien compris, veulent relire " d'une bien autre manière " à la lumière du présent, pour tenter de comprendre ce qu'ils dénigraient alors et qui touchait à la part restée secrète de leur ami : " Maintenant [...], nous regardons en pensée ce que nous avions vu, sans parvenir à oublier que nous avons si mal regardé ce que nous pouvions voir. " Qui était vraiment cet homme, inconnu de ses propres amis et qui, dans la " solitude pleine " où il se tenait, éprouvait des impressions aussi puissantes, qui savait demeurer dans " l'heure présente ", comme pris dans cette sorte de sortilège qu'il appelait " l'acte d'habiter ", puisqu'il semblait avoir laissé derrière lui tout ce qui l'avait conduit jusque-là puisque son bureau et sa table étaient exempts de tous travaux ?
Il y a la profondeur mélancolique du titre et il y a la profondeur palimpseste du roman : L'ombre s'allonge est un livre dont on aime à ressentir la matière puissante et les traces comme en surimpression des questions qui empoignaient l'écrivain dans ses précédents romans, des questions qu'il n'a cessé de creuser autour de l'amitié brisée ou meurtrie ( Les Jardins de Morgante, Les Hautes Falaises), autour de l'expérience de la perte, de la dépossession, de la mort, les troublantes interrogations autour du sentiment de l'espace dans sa relation au Temps ( La maison forte, L'Embardée, Les Hautes Falaises, Le séjour à Chenecé). Nous avons lu et aimé dans les précédents romans les rêveries que savent faire naître dans l'imaginaire de l'auteur l'architecture des jardins et celle des maisons, les rapports que nous établissons avec les lieux, si révélateurs de ce que nous sommes. Avec ce roman, Jean-Paul Goux touche aux impressions les plus fragiles, les plus subtiles de la conscience à travers l'espace clos de la maison et du jardin qui offrent de si profondes analogies avec l'espace intérieur. Tout comme il sollicite profondément notre propre rêverie dans sa méditation autour de l'acte d'habiter poétiquement l'espace. Un monde de ciels, de tuiles et d'oiseaux qui n'en appelle pas à la pensée philosophique ou existentielle mais rend aux mille expériences sensibles et fragiles pouvant relier au monde et réparer les blessures intérieures. Et les rêveries d'Arnaud, celles de l'écrivain, dans le désir de permanence d'une " forme ", nous rappellent que la littérature tellement présente dans ce roman avec cet autre abri protecteur que sont les livres et la bibliothèque, a partie liée avec l'architecture dans sa maîtrise du temps et de l'espace : dans ses espaces de réversibilité la maison est tout à la fois intériorité et ouverture, permettant de revenir sur ses pas, de faire retour en arrière. Et n'est-ce pas là justement ce que peuvent l'écriture du roman, la lecture de lettres ou la contemplation de photographies, dans le désir de Vincent et Clémence de construire un récit autour de la maison de leur ami pour tenter de comprendre celui qui l'habitait ?
Et puis, voici dans L'ombre s'allonge, ce motif d'architecture très singulier qui occupe dans le récit des fonctions différentes, tantôt escalier de son immeuble parisien qu'Arnaud veut photographier avant que celui-ci ne soit massacré pour installer un ascenseur, tantôt escalier à vis qu'il trouve dans une brocante et que garde Vincent en souvenir de son ami. Et enfin, ce " pauvre escalier de bois " qui conduit au comble sous les toits, où la trace des méditations d'Arnaud sur l'espace habitable, tient dans la lucarne d'une petite chambre de bois " entre terre et ciel ". Une forme. Un templum fixe découpant le ciel, d'où il pouvait profondément s'absorber dans la contemplation des nuages mouvants, des lumières changeantes. Une métaphore énigmatique de l'espace et du temps réunis dans laquelle être absorbé à notre tour, comme nous absorbe l'amère et envoûtante beauté de ce roman.
Jean-Paul Goux, L'ombre s'allonge, Actes Sud.