Au lycée, le jeune Edward Ellington rêve d’exploits sportifs. Le piano est un passe-temps. Au cours d’une fête, il joue une de ses premières compositions, « un thème plutôt pas mal pour danser collé-serré », et le public en redemande. « A partir de là, on m’a invité à plein de soirées, et je me suis rendu compte qu’il y avait toujours une jolie fille non loin des touches graves du clavier. » Le jeune Edward sera donc musicien. « Oubliés, mes rêves d’athlètes ! » Ce rapport sensuel, passionnel qu’Ellington entretenait avec la musique a perduré jusqu’au bout. Un an avant sa mort (en 1974), le légendaire pianiste et chef d’orchestre américain publiait un livre de souvenirs, intitulé La Musique est ma maîtresse. Pour une raison mystérieuse, le livre n’avait jamais été publié en France. Cette lacune est comblée grâce aux éditions Slatkine & Cie, qui en donnent aujourd’hui une traduction.
Le livre est à l’image d’Edward « Duke » Ellington : sophistiqué, séduisant, plein de fantaisies : entre deux chapitres autobiographiques, on trouve un poème sur New York, une interview de l’auteur par lui-même, des impressions de voyage aux quatre coins du monde — Ellington passait souvent la moitié de l’année en tournée (« La Ville du Jazz n’a pas d’emplacement géographique précis. Elle est n’importe où, partout où on peut entendre cette musique. »)
Le décès prématuré de Strayhorn le laissera inconsolable, autant que celui de sa propre mère, qu’il adorait. Quand il évoque le décès de Johnny Hodges, c’est encore la sensualité de la sonorité de son alto qui lui revient : « un son si beau que parfois il faisait venir les larmes aux yeux. » C’est cette capacité d’émerveillement devant la beauté qui a guidé Ellington plus que tout autre chose à travers sa carrière. Pour sa Queen’s Suite, il s’inspire du chant d’un oiseau moqueur, d’une aurore boréale, d’un pétale de rose. Pour la musique d’un ballet chorégraphié par Alvin Ailey, il retranscrit en notes les remous d’un torrent, les reflets à la surface d’un lac.
Dans la dernière partie de sa carrière, Ellington est déjà une légende, un monument. Il accepte de composer de la musique religieuse. Mélanges de gospel et d’influences européennes, les Concerts Sacrés restent l’une de ses plus grandes fiertés, et l’expression ultime de son credo : il n’existe rien que la musique ne puisse exprimer. « Le vent est musique / La pluie qui tambourine sur le toit / La musique est union / La musique est trépas / C’est l’espéranto de l’univers. »
Sébastien Banse
Duke Ellington, Music is my mistress. Mémoires inédits. Editions Slatkine & Cie, 2016. Traduit de l’américain par Clément Bosqué et Françoise Jackson. Préface de Claude Carrière. 589 pages, 25 €