La page compte les jours, détaille les gestes, liste les activités, consigne les événements, conserve les humeurs et les émotions, les déceptions et les joies, les étreintes et les conflits. Elle enregistre quelques-uns des faits qui, menus, quotidiens, réguliers, disent en quoi consiste le métier de vivre, de survivre, de penser l’histoire et la littérature, la famille de chair et celle de papier. Les maîtres, pères et oncles, veillent — Blanchot, Derrida, Celan, Jabès, Bonnefoy, Du Bouchet — mais ne ferment pas l’horizon. Bien au contraire, leurs mentions ouvrent de nouvelles fenêtres, qui peuvent donner sur l’océan comme sur la « Chambre Vide » : des espaces à soi hors de soi, des espaces en soi pour l’autre, des espaces-soi traversés par des scintillements et fentes multipliant les perspectives et les points de vue.
Journal de bord ? Carnet d’esquisses verbales ? Croquis écrits ? Des dates, des lieux, des noms et des initiales, des tentatives de dire frontalement le monde — « abréger les mensonges » — tel qu’il va et survient, tel qu’il insiste en chacun de nous qui pourtant ne coïncidons ni avec les choses, ni avec les signes, ni avec notre nom. KN serait-il l’ombre de Didier Cahen ? La page invente une manière de disposer le texte en équilibre précaire : ce n’est pas du vers mais ça peut y ressembler, ce n’est pas vraiment de la prose même si ça y fait penser. Le ton est piquant, inquiet, drôle, distant. L’écrivain multiplie les jeux de mots et les clins d’œil, démasque ses références, ses automatismes, traque ses tics. Glisse avec et sur la ponctuation, dont le maniement est à la fois plastique, sémantique et rythmique. La vie accidente le sens, et le souffle court, s’envole — et suspend toute prise. « Je » n’arrête pas de faire des siennes : se met en danger, teste ses résistances, provoque l’ordinaire. Joue à cache-cache avec lui-même et l’autre, tour à tour polymorphe et gracile, agile et fugace. Interpelle les faits mineurs, les expressions figées, les références religieuses, politiques et philosophiques. Trouve son tempo et son élan, son débit et ses accélérations, ses pauses, ses digressions, ses métamorphoses, sa hauteur pas trop haute, sa verticalité assurée et cependant toujours souple.
« Pas sûr que tout aille bien. Pas bien sûr du contraire… » L’incertitude ouvre et clôt le livre au-delà de lui-même. Et c’est finalement l’étrangeté du geste d’écriture, celui qui met en œuvre cette « fantaxe » dont parlait Alferi dans la Revue de littérature générale, qui nous fait signe : capacité de surprendre par le peu — et de le suspendre par la même occasion.
Anne Malaprade
Didier Cahen, Le peu des hommes, Tarabuste, 2016, 126 p., 13 euros