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Justice et violence en démocratie, par Francisco Naishtat

Publié le 16 juin 2008 par Slal
Paris, juin 2008
Philosophe, Docteur de l'Université de Buenos Aires, Francisco Naishtat est né en Argentine. Il est chercheur du CONICET et directeur de programme du Collège International de Philosophie où il travaille sur le politique à l'intersection de la philosophie de l'action et de la philosophie de l'histoire.
Ses thèmes de recherche portent sur le sens historique et la crise du politique dans le cadre des transformations liées à la mondialisation, en particulier la manière dont notre compréhension du passé, voire notre perte d'horizon historique, affecte le sens du politique et aggrave les processus de dépolitisation déjà engagés dans les démocraties centrales et périphériques.

Francisco Naishtat
envoyé par Alexandre de Nunez
Durant l'année universitaire 2007-2008, Francisco Naishtat a été chercheur invité de la Maison des Sciences de l'Homme à Paris, des Universités de Tokyo et Paris 7-Denis Diderot, de l'Université de Neuchâtel et des Centres Culturels Français d'Alger et de Constantine.
Francisco Naihtat aborde ici la question posée par les rapports problématiques entre la violence et la justice dans le cadre des démocraties contemporaines aussi bien à partir du champ agonal de la philosophie contemporaine, avec en particulier les visions de Arendt, Benjamin, Derrida et Butler, que des questions immédiates liées à l'expérience de l'action collective aujourd'hui.
S'il est vrai que le droit naît en quelque sorte d'une violence fondatrice, il semble tout aussi évident que le droit moderne peine à enfermer la totalité de l'idée de justice. Ce décalage n'a jamais manqué d'être utilisé par ceux qui entendaient justifier l'usage de la violence dans des circonstances parfois spectaculaires. Or l'expérience montre que la violence, à l'instar de tous les actes de la vie humaine, rechigne à quitter le domaine de l'imprévisible et qu'elle est le plus souvent l'indice d'une impuissance politique (Arendt).
Sur ce constat, la question reste de savoir comment, à l'époque où s'imposent des formes nouvelles de la mondialisation, doit se concevoir désormais la singularité du rapport entre la justice et la violence alors que la nécessité d'insuffler un élan décisif à la redéfinition du politique devient toujours plus évidente.

Résumé de la conférence « Violence et Justice » du 6/6/08 à la FMSH

La Justice et la Violence sont depuis toujours en un rapport complexe qui relève à la fois d'une articulation et d'une opposition frontale : le premier commandement de la justice dans la Torah est « tu ne tueras point », mais en même temps la loi ne peut en être une du point de vue du droit que si elle est coercitive, que si elle garde pour elle un potentiel de violence susceptible d'une effectivité, d'une force, qui donne la formule derridienne de « force de loi » ou, en amont, la formule weberienne de l'État comme le « monopole de la violence légitime ». Le symbole même de l'État hobbesien illustré par la figure du Léviathan, ce Deus mortalis au dire de Hobbes, qui tient d'une main le sceptre et de l'autre l'épée, montre bien ce double rapport constitutif du droit moderne et qui apparaît déjà dans la célèbre formule hobessienne « Pacts without sword are but words ».

Le droit non seulement est institué, comme le dit Benjamin, par une violence constituante mais il est protégé par une violence conservatrice qui est sa condition de possibilité comme loi. D'autre part, est-ce que le droit moderne ainsi entremêlé à son potentiel de violence constitutive et conservatrice enferme vraiment la totalité de notre idée de justice ? N'y a-t-il pas toujours, comme le suggère Derrida à la suite de Walter Benjamin, un excès de la Justice (Gerechtligkeit) par rapport au droit (Recht) ? A l'extrême de cette tension entre justice et droit nous vient à l'esprit le monde du Das Prozess de Kafka : le protagoniste, Joseph K. , est accusé d'un crime qu'on se garde bien de lui spécifier, en sorte qu'il mourra coupable de quelque chose qu'il ne peut qu'ignorer. Cela semble l'expression la plus brutale de la violence du droit. Bien que fictionnelle, elle a une source spécifique dans l'idée que la règle du droit ne se doit qu'à elle-même, source du formalisme rigoriste remontant à Kant.
Bien entendu je ne veux pas assimiler le droit moderne à une figure du secret, mais m'en servir pour poser la question limite de deux régimes conceptuels distincts : la justice, en excès au droit institué, irréductible au droit, et le droit, montée sur la violence. C'est aussi le conflit le plus ancien qui soit dans l'ordre de nos dramatisations de la justice, à savoir, Antigone. C'est cette idée qui est à la base de l'essai de Walter Benjamin « Critique de la violence » (Kritik der Gewalt) (1921) où il met en place d'une part les deux formes de violence présupposées du droit : violence constituante et violence conservatrice ; et, d'autre part, la violence immédiate, disruptive de la justice par rapport au droit. Nous avons ainsi chez Benjamin trois ordres de violence : la violence qui constitue le droit ; la violence qui conserve le droit et la violence qui interrompt le droit par l'ouverture de la justice. Il s'agit de voir alors quelle portée politique et performative peut avoir pour nous cette troisième forme de la violence qui aujourd'hui semble à la fois échapper à la violence instrumentale classique de la subversion révolutionnaire et à la violence conservatrice de l'Etat.



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