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Un chant d’amour

Publié le 10 mai 2016 par Aicasc @aica_sc

La mémoire et le temps sont au cœur de la démarche artistique d’Agnès Brézephin.   Les matériaux, boutons, plumes, fleurs en tissu, dentelle, anciennes photos de famille qu’elle marie dans ses créations proviennent de l’atelier de ses grands – parents. Elle leur redonne vie dans ses installations contemporaines. C’est un hommage aux voix chères qui se sont tues. Celle de sa grand – mère , celle de Suzanne Césaire à qui est dédiée cette exposition «  Lettre à Suzanne » , celles de toutes les femmes « que la vie ne fait pas passer par quatre chemins » (1).

©Agnès Brezephin

©Agnès Brezephin

Agnès accomplirait donc cette mission de pérennisation  du souvenir dévolue, selon Roland Barthes,  aux femmes  (éternelles Pénélopes !)

Les globes de mariée en attestent. Cet objet désuet, très en vogue au XIX ème siècle, conservé précieusement par la jeune épousée dans la chambre conjugale, recevait, au lendemain des noces, sa couronne de fleurs d’oranger. Elle y ajoutait au fil des années des objets symboliques (mèche de cheveux, bouquet déposé dans un petit vase en porcelaine blanche, pièce bénie par le curé, souvenirs du baptême de ses enfants, angelots, oiseaux, papillons…).Aujourd’hui quelques plasticiennes contemporaines, Piet.S O, Sophie Lormeau, Béatrice Arthus Bertrand détournent cette cloche de verre, symbole de fidélité conjugale et de soumission féminine  dans des œuvres à tonalité féministe.

©Agnès Brezephin

©Agnès Brezephin

Sophie Lormeau place Adam et Eve,  ses petites figurines en carton collé gainé de cuir irisé et de cuir couleur rose-chair sous globe pour leur créer un écrin mais aussi pour accentuer leur isolement dans leur tragique histoire d’amour.

Les biches de cœur de Piet SO rendent hommage aux biches sacrifiées à la place des princesses,  Blanche Neige ou  Iphigénie.

Les lettres pourpres en néon de La vie sous verre  par  Béatrice Arthus-Bertrand,  résume ainsi la condition féminine : « La vie qui s’engage sous un globe de verre, la vie qu’on enferme comme un souffle frais qui ne s’échappera pas. La vie qu’elles ont subie en la regardant passer à travers ce globe. Blessures à l’âme qu’on leur a infligées, larmes secrètes, rage silencieuse, sacrifice de soi, pour un seul mot qui les a étouffées : le mariage. Dans ces globes transparents, des lettres pourpres comme le sang, le sexe, la violence, le combat d’une vie. Cette vie qui s’engageait sous un globe de verre quand, dans ce temps- là, elles rangeaient leur couronne de mariée pour y mettre leur vie sous verre. »

©Agnès Brezephin

©Agnès Brezephin

Ce n’est pas la même contestation violente chez Agnès Brézephin mais plutôt de l’amour filial et le désir de préserver le souvenir.

Le temps est l’autre  composante plastique de la démarche d’Agnès, le temps de l’œuvre, le temps du faire artistique  comme pour maintenir le contact avec les disparues.  La valeur du temps de la couture, du temps de la broderie rapproche Joscelyn Gardner et Agnès Brézephin. Mais si Joscelyn Gardner, pour l’installation  A triny prick,  brode le nom des esclaves des plantations de la Caraïbe sur les taies  d’oreiller de fine toile blanche qu’elles ont autrefois lavées afin qu’elles ne soient pas à jamais oubliées, Agnès Brézephin  fabrique des poupées de chiffon pour les assembler en farandole dansante. Elles sont habillées de boutons  anciens et précieux ou d’orchidées en tissu de l’atelier grand-maternel  mais c’est un transfert photographique qui crée leurs visages.  Elles semblent inachevées avec leurs longs fils blancs qui pendillent.

Si,  pour ce qui concerne leur matériau et procédure de fabrication, elles semblent être sœurs des créations d’Annette Messager, de Jill Gallieni ou de Séverine Bourguignon, une fois encore le positionnement d’Agnès Brézephin est tout autre. Les travaux d’aiguille ne sont pas détournés pour revendiquer comme ils le sont par des artistes féministes dès les années soixante –dix. C’est ici au contraire  un chant d’amour.

De points de suture pour assembler les poupées, la couture devient décor et graphisme sur les photographies dont elle embellit, souligne ou  dissimule certaines parties. Ce travail de couture est  un héritage des femmes de sa famille, un don étrange légué par sa grand-mère et sa  mère, un trait d’union par- delà les générations, une rencontre entre une graphiste d’aujourd’hui, Agnès, et sa grand – mère, couturière et tabletière.

©Agnès Brezephin

©Agnès Brezephin

Comme Gilles Elie dit Cosaque dans la série Lambeaux, Agnès recoud des hommes déchirés et assemble des pièces disparates pour mieux réunir les hommes, les idées, les mondes. Le surjet a une double fonction dans la série Lambeaux : en résonance avec le titre, raccorder, réconcilier des éléments épars comme le feraient  de la colle, du ruban adhésif, une  agrafe, une suture chirurgicale.

L’autre modalité, en intervention directe sur la photo,  ne suture pas mais  orne, enjolive, accentue ou camoufle. La broderie devient graphisme.

Alors qu’en général les artistes se saisissent des pratiques dites féminines et les détournent pour mieux contester leur condition,  la pratique d’Agnès Brézephin relève plutôt du décloisonnement des genres artistiques. Comme le dit la critique Frédérique Joseph Lowery dans le numéro spécial d’Art Press 352, la broderie se change  en art du débordement des genres établis par l’histoire de l’art.

Dominique Brebion

Aica Caraïbe du Sud

Mars 2016

www.aica-sc.net

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