Ibrahima Thioub: " Esclavage : Les responsabilités africaines dans la traite atlantique des noirs "

Publié le 10 mai 2016 par Micheltabanou

Ibrahima Thioub ou comment donner la parole à cet historien professeur d'Histoire à l'Université Cheikh Anta Diop qui compte aujourd'hui comme étant le meilleur specialiste de l'histoire sociale et culturelle de l'Afrique.
Comment et par qui les esclaves étaient capturés en Afrique ?
Ibrahima Thioub.
Entre les XVe et XVIIIe siècles, les Européens n'avaient pas les moyens politiques et militaires d'aller chercher les esclaves eux-mêmes. (...) Ils n'avaient pas les moyens de soigner des maladies particulièrement meurtrières, comme la maladie du sommeil ou la malaria. Une armée européenne qui se serait aventurée dans les terres en Afrique aurait été très rapidement décimée. Les Européens doivent donc rester sur la côte et attendre que des commerçants africains leur amènent les marchandises dont ils ont besoin. Ces commerçants autochtones servaient d'intermédiaires avec les compagnies européennes. Ils étaient de connivence avec les États africains, eux-mêmes souvent très militarisés.
Qui en a profité ?
Ibrahima Thioub.
À l'époque, les États importants s'étaient installés dans le centre du continent, et les côtes, étant des périphéries, tant du point de vue économique que politique, restaient des régions sous- développées. Les groupes qui y vivaient se sont donc saisis de l'opportunité du commerce avec les Européens pour s'armer et se libérer. Pour conserver leur force, ils vont se militariser de plus en plus et utiliser la violence comme mode d'accès et mode d'exercice du pouvoir. Les ressources qui entretiennent ce pouvoir, armes, fer et objets symboliques, viennent principalement de l'extérieur. Le pouvoir se produit par l'extraversion. (...) Se met alors en place une culture, qui perdure jusqu'à nos jours, dans laquelle seul est valorisé l'objet qui vient de l'extérieur. À partir de ce moment-là, ce n'est donc plus la productivité qui détermine les revenus, c'est le contrôle de l'appareil d'État qui permet d'accéder aux ressources. Désormais, le luxe, l'ostentation font partie des modes de construction du pouvoir. Il existe une culture de consommation excessive, jusqu'au gaspillage et à la destruction, qui résulte de la façon dont ces États prédateurs et pillards se sont mis en place pendant plus de trois siècles qu'a duré la traite atlantique.


Quelle est la spécificité de la traite atlantique, ses conséquences ?
Ibrahima Thioub.

Avant la traite atlantique et probablement avant la traite transsaharienne, l'esclavage a existé en Afrique, comme dans toutes les sociétés humaines. Mais, si on considère l'intensité, les conditions de vie, la traite atlantique est un système radicalement nouveau, qui n'existait pas dans les expériences précédentes des sociétés africaines. En plus de la ponction de 12 millions d'habitants en trois siècles, l'introduction de maladies jusque-là inconnues a accru le déficit démographique. La traite atlantique a également entraîné la modification des rapports politiques à la fois entre les différentes communautés et entre les segments d'une même société. Avec elle, la violence est devenue le facteur de régulation de l'activité politique, et elle l'est restée jusqu'à aujourd'hui. Un autre élément important est la régression technologique provoquée par l'insécurité, la dispersion et la militarisation des sociétés. Avant la traite, le fer était produit en Afrique. Avec la traite et l'arrivée du fer importé, les techniciens du fer se sont retrouvés au bas de l'échelle sociale. Cela explique qu'aujourd'hui, nous ayons des problèmes avec le travail. Il est considéré comme dégradant parce qu'il renvoie à l'esclavage, surtout quand il est manuel, artisanal ou technologique. La traite valorise l'accès à l'État, au détriment de la productivité. Et cette valorisation n'est utilisée que pour exercer la violence et la prédation, pour accéder aux ressources sur la simple base de la détention du pouvoir et de son usage ostentatoire, à travers l'excès et le gaspillage. Cette culture s'est enracinée et elle est aujourd'hui un des éléments les plus dangereux et les plus graves qui menacent la renaissance africaine.
Que pensez-vous du travail de mémoire effectué sur cette période ?
Ibrahima Thioub.
Les discours mémoriels rendent souvent compte de situations actuelles et les historiens doivent essayer de comprendre à quoi ils renvoient. Par exemple, j'ai beaucoup réfléchi à la difficulté que les historiens africains ont eue à étudier l'esclavage interne à l'Afrique. Les universitaires africains qui participent à l'élaboration d'un savoir académique sur le continent le font surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette époque est celle de l'expansion et de l'apogée d'un mouvement anticolonial et nationaliste qui avait besoin d'unifier l'ensemble des Africains contre le pouvoir colonial. Il n'était donc pas question de mettre le doigt sur les éléments qui divisent ou de concevoir les sociétés africaines comme des sociétés hiérarchisées qui ont leurs propres systèmes de domination interne. Mais si vous n'expliquez pas les systèmes de domination interne, vous ne comprendrez pas ce qui permet à la traite d'avoir un impact aussi négatif sur les sociétés africaines. Vous ne verrez pas que cl'architecture sociale et politique de ces sociétés qui permet à ce facteur externe, la traite, d'être recyclé par certains groupes pour asseoir leur domination. Donc, il faut redonner au sujet africain son statut de sujet historique et non pas d'objet ou simplement de victime.
Quelles sont les conséquences de ce travail de mémoire ?
Ibrahima Thioub.

La conséquence, c'est que les Africains s'interdisent d'interroger leur histoire, pour en comprendre les mécanismes de fonctionnement. Cela leur permettrait pourtant de prendre les mesures pour remédier aux situations contemporaines. Tant qu'on analysera le système simplement en termes de Blancs-Noirs, Europe-Afrique et que nous dirons que c'est l'Occident qui est responsable de tout, nous oublierons d'interroger les systèmes internes de domination, qui en fait expliquent cette capacité d'intervention de l'Occident. C'est pourquoi il faut avoir le courage de dire que les Africains ont une responsabilité dans la traite, de le dire frontalement, y compris quand des Européens malveillants exploitent ce discours. Parce que c'est la seule façon de construire la renaissance de l'Afrique.
Entretien réalisé pas Camille Bauer