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L'Impersonnel peut-il nous sauver des peurs personnelles ?

Publié le 08 mai 2016 par Anargala
Je suis d'accord avec Luc Ferry : la philosophie, comme les religions et les sagesses du monde, a pour but de nous sauver des grandes peurs de l'existence, et en premier, de la peur de la mort.L'Impersonnel peut-il nous sauver des peurs personnelles ?Sarasvatî, cristallisation de la sève de la conscience, et sa vînâ (à une seule corde, slide), symbole de la résonance consciente.Elle tient aussi le Texte, l'enseignement de la reconnaissance (advaya-îshvara-shâstra),coeur de la tradition du Coeur (kula-dharma).


La non-dualité impersonnelle et exclusive entend nous sauver de cette angoisse en nous persuadant que la personne qui est angoissée n'est qu'une illusion engendrée par une sorte d'aveuglement inexplicable. Mais aussi, elle affirme que la souffrance engendrée par la mort des êtres aimés n'est qu'une illusion, car il n'y a pas d'"autre" en réalité. Il n'y a qu'une réalité impersonnelle.Le Yogavâsishta illustre ce point de vue, bien qu'il ne soit pas absolument impersonnaliste. J'y reviendrai plus bas. Voici d'abord sa réponse à la question de la mort des êtres aimés, dans le Conte de la reine Lîlâ. Celle-ci, amoureuse folle de son époux de roi, jeûne un jour sur trois pendant un an. La Déesse (=la pure conscience) lui apparaît alors, et lui accorde deux vœux : le premier, que son mari ne quitte jamais leur demeure (leur palais) ; et le second, que la Déesse lui apparaisse à chaque fois qu'elle le demande.Un jour donc, le roi meurt à la guerre. La reine est effondrée, elle pleure toutes les larmes de son corps sur la dépouille de son défunt. La Déesse lui apparaît, et lui délivre ce message :"La Déesse dit :Il y a trois espaces :l'espace mental, l'espace de la conscienceet, en troisième, l'espace.Sache, femme aux beau regard, que l'espace de la conscience est le plus vide.Ce monde bien réglé (que tu vois)est vide, rien de plus."Toi" et" moi", tout ce qui est de l'ordre du visible,simple ou composé, tout cela estsans réalité.Ce monde est sans aucun fondement, un pur produit de l'imagination.Il n'est qu'une expérience erronée.Il est sans substance, sans mesure,il n'est nulle part.Si tu médite intensément ton identité à l'espace de la conscience,tu percevra ou tu fera sans délai l'expériencede celui qui est l'espace de la conscience (à savoir, ton époux),même s'il est invisible (physiquement).Femme aux beaux yeux !Sache que la conscience qui est présente le temps d'un clin d'œilentre un lieu d'attention et le suivantest l'espace de la conscience.Si tu parviens à demeurer en lui,toute imagination anéantie,tu verra cet espace qui est tout,et tu parviendras sans aucun doute à ton (époux).Mais cela, on ne peut y parvenir qu'en réalisantque ce monde n'existe absolument pas.Il n'y a pas d'autre voie.Cependant, grâce à moi, tu y parviendras, ma belle !"

Le Yoga selon Vasishtha, Sur l'origine des choses et des êtres, 17, vv. 10-16Autrement dit, le roi est toujours présent, mais sous une forme... sans forme. Il est, mais il est pure conscience, omniprésente comme l'espace. Il juste est. Il est donc toujours avec la reine, parce que qui, ou plutôt ce que il est est réellement, est partout présent, et l'a toujours été... Je ne sais ce qu'il vous en pense, ami(e) lecteur, mais, à première vue, la Déesse joue sur les mots. Car enfin, la reine se fiche d'une conscience impersonnelle. Ça n'est pas elle qu'elle aimait, ça n'a jamais été elle. Elle aime, elle veut, la présence de la personne de l'être qu'elle aimait. Parce qu'à tenir ce discours-là, tout est toujours "présent" certes, mais sans l'être. Tout est là, mais sans sa forme propre. Et donc, rien n'est là. A mon sens, ce qu'il manque à cet enseignement, c'est la reconnaissance de ce que la tradition du Coeur (kula) appelle... le Coeur (hrit, hridaya), justement. Le Coeur est ce que l'on sent quand on se retourne en soi-même, mais pas juste notre par notre regard. Il s'agit d'une retournement de l'attention, mais tactile et affectif, pour ainsi dire. La sensation (et le geste) est le même que quand on prend quelqu'un dans ses bras, et que l'on se détend dans ce ressenti. On "tombe" en soi, dans le coeur, dans le Coeur. Et ce que l'on sent là, selon la tradition du Coeur, c'est tout et tous.Quelle différence, me demanderez-vous ? La différence est abyssale. Dans la sensation du Coeur, on sent. On ne fait pas que voir. Et, de plus, on sent les autres, les personnes, les êtres uniques, les parfums, les détails. Fondus en un, certes, et pourtant... clairs et distingués. C'est paradoxal, mais c'est ainsi que le Centre que nous sommes se ressent alors. Et cette sensation, en réalité, est toujours présente. Mais, négligents et habitués, nous n'avons d'attention que pour l'extérieur. Nous ne retournons jamais notre attention, notre cœur, vers nous-mêmes, vers ce Centre en lequel scintillent tous les êtres, y-compris les êtres aimés. Et cette expérience est donc personnelle, en ce sens, tout en restant une conscience de la conscience une. Concrètement, cela fait une grande différence.Une dernière chose : je ne crois pas que le Yogavâsishtha soit impersonnaliste jusqu'au bout - mais qui peut l'être ? Les "éveillés" ne disent-ils pas "je" à longueur de journée ? "Mon" éveil, "mon" satsang, "mes" photos, "mes" vidéos", "mon" site, "mon" expérience... Ce que propose le Yogavâsishtah, de manière certes moins percutante que la tradition du Coeur, c'est l'idée que la réalisation de la conscience en sa transparence sans limite (l'aspect impersonnel) libère la créativité personnelle, et notamment le pouvoir de se créer comme personnage. Et c'est pourquoi le Yogavâsistha raconte des dizaines d'histoire de personnages. Même la reine Lîlâ, qui va être amenée par la Déesse à se reconnaître comme conscience impersonnelle, va continuer à vivre personnellement. Son histoire survit à son "éveil". Elle va même enrichir ses personnages en se multipliant, et va finir par retrouver son bien-aimé incarné, et il vont vivre... très, très longtemps. Tout se passe comme dans le bouddhisme du Grand Véhicule : la démystification du "moi" personnel sert, paradoxalement, à libérer les potentialités personnelles. C'est ainsi que, dans le bouddhisme, on constate que la réalisation de l'absence de moi conduit au plein épanouissement du moi, après sa purification. L'éveil n'est pas la fin du moi, mais son expansion à l'infini. Et c'est bien pourquoi il y a des bouddhas, et c'est bien pourquoi il y a un bouddhisme.

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