Bouleversante lecture que celle de La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Bouleversante par la souffrance qui coure sous les lignes, comme un sang noir dans les veines de la nuit.
Suzanne Meloche, jeune Ontarienne à qui le père a inculqué l’amour de la langue française, gagne un concours d’art oratoire, à Montréal, au milieu des années 40. Juste avant, c’est Claude Gauvreau qui avait subjugué la salle, et Suzanne aussi. Mais elle gagne. Ce n’est pas peu dire. Elle va vers Claude Gauvreau qui l’invite à se joindre à des amis. Et voilà la jeune femme voletant comme un papillon fragile autour des êtres incandescents que furent les signataires du Refus global: les Riopelle, Gauvreau, Barbeau, Ferron, Borduas. Présente sans l’être, participante sans appartenance et sans racines.
Suzanne épousera Marcel Barbeau et aura de lui deux enfants qu’elle abandonnera. Sa vie ne sera plus alors qu’une longue fuite, désespérée sans doute, qui la mènera de Montréal à Bruxelles, à Londres, à New York pour revenir à Montréal avant d’aller terrer sa vieillesse vacillante dans son Ottawa natal.
Sa fille, Manon Barbeau est scénariste et réalisatrice, et sa petite-fille Anaïs Barbeau-Lavalette est cinéaste et écrivaine. C’est elle qui prend la plume pour tenter de réparer la déchirure qui court sur la trame de ses origines maternelles. Anaïs n’a vu sa grand-mère que trois fois au cours de sa vie et ne lui a touché que deux fois: au moment de sa naissance et quelque temps avant la mort de l’aïeule. «Tu as fait un trou dans ma mère et c’est moi qui le comblerai», écrit-elle. Elle n’aime pas cette femme qui a si profondément blessé sa mère en l’abandonnant. Mais «Il fallait que tu meures pour que je commence à m’intéresser à toi. Pour que de fantôme, tu deviennes femme. Je ne t’aime pas encore. Mais attends-moi. J’arrive.»
Pour écrire ce livre, Anaïs a fait des recherches approfondies. Elle a engagé une détective privée, elle a interrogé tous ceux et celles qui ont connu sa grand-mère, elle a voulu comprendre l’époque terrible qui fut celle du Refus global, cette lutte d’une poignée de battants qui osaient s’élever contre la censure, l’obscurantisme, l’asphyxie de la dictature combinée du clergé et des politiques de l’ère duplessiste. Elle a donné une voix à Suzanne Meloche, devenue Suzanne Barbeau, poète, artiste peintre, dont les œuvres connaîtront une reconnaissance tardive. Et cette voix raconte ce que la disparue ne pourra jamais dire. La plume poétique de sa petite-fille nous livre le récit réel et fictif à la fois d’une vie tragique, éperdue, celle d’une femme jouant de sa vie, jouant de sa raison. On se prend à pardonner. Et le pardon, ce courage de suspendre son jugement pour accueillir, sans la comprendre tout à fait, la souffrance de cette femme qui fuit, c’est sans doute ce qui rend ce livre si touchant, si atteignant.
Une femme qui fuit est en nomination pour le prix du Gouverneur général qui sera attribué l’automne prochain. Je me croise les doigts.
Anaïs Barbeau-Lavallette, Une femme qui fuit, Éditions Marchand de feuilles, 2015, 378 pages