L’avenir de l’Humanité, une préoccupation démocratique. Information. «Vous savez ce que disait Victor Hugo?» L’aigre sonnerie des fins de pause retentissait à peine qu’il se redressa sans lever les yeux, tapota sa pipe d’écume sur le rebord d’une fenêtre, s’empara de sa serviette de cuir toute ridée et poursuivit. «Hugo disait: “Instruire, c’est construire.” Eh bien, sachez-le, c’est aussi ce que vous faites à l’Humanité: vous informez, donc vous construisez. Vous êtes des bâtisseurs, vous faites partie du patrimoine. Patrimoine, mais pas au sens ancien du mot. Au sens moderne! Car vous êtes différents: vous construisez de l’alternative, en somme, une forme singulière de journalisme critique, donc de l’esprit critique. La plus belle chose au monde, celle que je tente d’enseigner depuis toujours. Restez vivants, par pitié, restez vivants!» Le privilège de donner des cours au Collège de France n’exclut en rien la lecture des quotidiens, «l’Huma d’abord, jamais à l’exclusion de certains autres». Derrière la rue des Écoles, au cœur du quartier de la Sorbonne, à Paris, la situation de votre journal, chers lecteurs, préoccupe jusque dans des cercles qui nous paraissent lointains sinon inaccessibles. Et pourtant, ici comme ailleurs, une question hante ceux qui donnent le savoir et ceux qui le reçoivent, une question que résume cet étudiant de jour et nuit-deboutiste de la République: «Le monde des médias est gangrené, plus que jamais. Entre les chaînes d’infos en continu qui distillent de l’anxiété permanente et cette petite musique du discours dominant qui consiste à nous faire avaler le système par tous les trous, comment devons-nous agir? Si l’Huma meurt demain matin, ce sera une voix importante en moins, une voix différente, qui offre précisément un autre ton, une autre manière de voir le monde. Que veut-on à la fin? Plus de démocratie ou plus d’aliénation?» Une autre étudiante, croisée sur les grands boulevards avant la manif du 1er Mai, posait bien le dilemme: «Ce qui est en train de se développer, c’est un partage entre une information low cost et ubérisée, destinée à la masse du peuple, avec des journaux gratuits et des médias audiovisuels chargés d’imposer des shows et non plus seulement de l’information et, de l’autre, des lettres d’information ou quelques journaux, rares, réservés à une population CSP+. Et au milieu? Bah, plus rien…»
Combat. La bataille pour la sauvegarde –autant dire la survie– de l’Humanité se double d’un autre combat non moins fondamental qui, ne le cachons pas, a tout à voir avec l’avenir du journal fondé par Jean Jaurès: celui de la concentration des médias, qui, dans l’histoire de notre vieille République, n’a jamais été aussi prégnante et répugnante. Tout cela tient en quelques mots: convergence croissante entre médias et télécoms, avec à la clef une réduction drastique du nombre d’acteurs; constitution d’empires médiatiques comprenant à la fois journaux d’information politique et générale, magazines, sites Internet, radios et même chaînes de télévision. Rarement dans toute leur histoire les journalistes ne se sont à ce point interrogés sur eux-mêmes, sur le sens de leur travail, sur leur fonction. Et pour cause. Dans ce paysage en recomposition accélérée, l’indépendance, leur indépendance, n’est plus un enjeu ni même un objectif. L’affaire pourrait en effet se résumer à une simple équation: celle de la rentabilité économique dans un secteur caractérisé par des rendements d’échelle croissants, à condition de favoriser la concentration –au détriment, vous l’avez compris, du pluralisme. Les plus «petits» (au sens financier) sont sommés de rentrer dans le rang ou de disparaître. Comme le dit notre professeur au Collège de France: «Face à la constitution de géants médiatiques, qui, comme par hasard, veulent détenir tous les monopoles de l’information, c’est l’État qui doit se faire garant de l’indépendance. Il faut le répéter: c’est une question de démocratie, pas seulement de papier journaux.»
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 6 mai 2016.]