D’UNE PIERRE DEUX COUPS, Fejria Deliba (2016)
Il existe des films comme celui-ci qui n’ont nullement besoin d’artifices et s’envolent librement aux confins d’une humilité revigorante et d’une joliesse naturelle sans nécessité de fardage outrancier. Fejria Deliba, tourbillon discret et multiforme, après s’être adonnée aux plaisirs du cinéma, de la télévision et du théâtre en tant que comédienne, sort aujourd’hui de sa chrysalide d’actrice et passe derrière la caméra pour présenter son premier long métrage. Une réalisation subtile, généreuse et vibrante d’humanité qui traite de la figure de la mère maghrébine mais aussi de la Mère en général, personnalité dévouée et emplie d’abnégation que l’on finit par délaisser et ne plus voir, qui œuvre dans l’ombre de ses enfants et pour laquelle l’on oublie (trop) souvent que, derrière ce visage affectueusement maternel, se cache également le portrait d’une Femme avec un passé, des secrets et des douleurs…
Zayane (solaire et irrésistible Milouda Chaqiq), soixante-quinze ans, n’a jamais posé ne serait-ce que la moitié d’un petit orteil en dehors de la cité dans laquelle elle vit. Mère de onze enfants, elle reçoit un jour le faire-part de décès d’un homme qu’elle a connu cinquante ans auparavant en Algérie, assorti d’un mot de l’épouse de ce dernier lui enjoignant de venir la voir afin de récupérer une mystérieuse boîte qui fera rejaillir les souvenirs, la nostalgie, les regrets et un certain nombre de stigmates…
D’une pierre deux coups est une œuvre élégamment contemporaine portée par le personnage de Zayane qui se révèle simplement fabuleux et enchanteur, tout en rondeur, engoncé dans son épais manteau marron, petite boule trottinant ornée de son voile bariolé, la démarche hésitante et vieillissante. Milouda Chaqiq campe avec une profonde justesse et une tendresse débordante cette femme au visage dur, fermé, un brin boudeur, duquel s’échappent pourtant une douceur et une bonhomie infinies. L’œil espiègle et malicieux, Zayane c’est un cœur sur pattes, une petite dame renfrognée mais lumineuse dont la générosité et l’abnégation sont pudiquement éclipsées par l’angoisse de découvrir pour la première fois le monde en s’embarquant dans un road trip avec son amie Amel, à la recherche du temps perdu et enfin retrouvé. Non loin de là ses enfants, inquiets de la disparition de leur mère, se réunissent chez elle, fratrie faite de multiples différences, d’aspérités, d’amour mais aussi de tensions et de rancœurs qui profitera de ces évènements et retrouvailles inattendus pour régler quelques comptes et surtout découvrir un pan inconnu de la vie de leur mère.
Les échanges sont piquants, émouvants et drôles, les acteurs-trices toutes et tous plus attachant-e-s les un-e-s que les autres (plaisir immense de retrouver notamment Zinedine Soualem, Slimane Dazi ou Samir Guesmi), la réalisation sobre et entièrement dévouée aux protagonistes, le ton à la fois grave et enjoué, la narration empreinte d’une poésie gouailleuse parfaitement délectable. Fejria Deliba signe courageusement et avec beaucoup de maestria le scénario, la réalisation et les dialogues, offrant un très beau film en forme de bonbon acidulé qui fond dans l’œil et pose la question de la place de la mère dans la vie d’une Femme et de ces enfants rongés par l’impulsion dichotomique de ne pouvoir accepter que cette même mère soit justement – et avant tout autre chose – une Femme. La cinéaste offre également (entre autres sujets abordés) une réflexion sous-jacente sur les relations postcoloniales entre l’Algérie et la France et, si l’épouse de feu Monsieur Chevalier déclare « on n’est jamais retournés en Algérie, on a tout perdu » d’un air abattu et coléreux, Zayane elle, avec beaucoup de détermination, de dignité et comme une remise à niveau des souffrances rétorquera adroitement « Tout le monde il a tout perdu… ». À bon entendeur…
En ces temps moroses, divisés et rongés par l’intolérance, un film à voir de toute urgence.