« Le français : trop de mots ? » C’est la question posée par la revue Humanisme qui en a fait son dossier thématique du n°309 (novembre-décembre 2015). C’est une flânerie ordinaire sur les contre-allées du Net qui a opportunément provoqué la rencontre avec cette revue qui ne recherche ni la notoriété ni la visibilité médiatique. On ne dira jamais assez les bienfaits de l’errance nonchalante et réflexive.
La question est surprenante. Les mots désignent, nomment et distinguent. La fragilité des mots de la langue française qui ne « vivent que de leur transmission et de leur respect » et leur richesse qui les a entraînés à subir l’épreuve de l’histoire sont les deux alertes qui incitent Charles Coutel, philosophe, professeur à l'Université d'Artois, à cordonner ce dossier d’une originale problématique. Les mots sont constitutifs de l’identité de ceux qui s’y réfèrent. « Vivants et réfléchis », les mots sont précieux. Ils nous aident « à nous tenir en avant de nous-mêmes ; ils nomment nos espérances », rappelle Charles Coutel dans son avant-propos. Cinq articles de ce dossier proposent des réponses à l’iconoclaste interrogation en titre du dossier.
Dans sa contribution, L’alphabet libérateur, Catherine Kintzler, philosophe spécialiste de Condorcet, s’empare avec enthousiasme des principes défendus par Eric A. Havelock dans son ouvrage Aux origines de la civilisation écrite en Occident (Maspéro, 1981). Les travaux d’E A. Havelock furent cependant vivement contestés concernant ses thèses sur le passage d’une forme orale à une forme écrite de la philosophie grecque. Selon Catherine Kintzler, l’invention de l’alphabet comme système phonographique qui a succédé à différentes formes d’idéogrammes et de logogrammes a rendu possible l’émergence de la lecture comme activité sociale qui peut alors se démocratiser. L’écriture s’en trouve désacralisée. L’alphabet permet de restituer sans ambiguïté tous les sons d’une langue matérialisés par un nombre restreint de caractères. « L’alphabet ne note pas de sons réels mais des sons abstraits qui correspondent à un acte du corps : lorsque je vois une lettre insérée dans une séquence, je sais ce que je dois faire pour prononcer cette lettre dans cette séquence », note Catherine Kintzler. Havelock avait auparavant montré l’analogie entre ce système alphabétique et la notation numérique arabe qui n’essaie pas de symboliser chaque quantité. C’est la position relative de chaque chiffre dans un nombre qui permet de déterminer la valeur qu’il porte. Dans les deux cas, alphabet et nombre emploient un nombre restreint de signes. Le premier, mentionne Catherine Kintzler, est « probablement l’outil le plus puissant inventé par l’humanité pour l’autonomie du jugement et pour mettre cette autonomie à la portée de tous ».
Dans une lettre à son ami Joseph Lotte, Charles Péguy mentionne toute la force qu’il attribue aux mots : « Ah, mon vieux, les mots ! Les mots ! Il n’y a rien de comparable : ni la musique, ni la peinture ne valent les mots. Avec les mots, il n’y a pas un sentiment que l’on exprime ». Dans un article au style acéré, Le travail de Péguy sur les mots, Charles Coutel revient sur la portée et la puissance des mots, porteurs d’un héritage, donc de valeurs autant que de sens. C’est, dit Coutel, parce que les mots ont la capacité à nous faire entrer en résistance « au conformisme mais aussi à la mégalomanie ». Entendons donc les mots comme un héritage que nous devons interroger : c’est le travail sur les mots qui donne « sens au monde, renforce la fidélité à soi, nourrir la recherche de la vérité et la construction de la fraternité ». (p. 37). Pour Charles Coutel, l’accès aux mots est une condition de l’expression. Quand la vie intellectuelle française s’étiole, à la fin du 19ème siècle, s’installe alors « le paradoxe de l’ignorant ». Si les circonstances historiques de cette période diffèrent de celles du temps présent, Coutel rappelle néanmoins que Péguy avait assigné aux mots la capacité à « surmonter toute régression totalitaire via le langage ». La première des tâches que Charles Coutel visite comme une urgence programmatique est celle de l’instruction. La connaissance, la compréhension et l’usage des mots sont les devoirs fondamentaux de l’Ecole. La novlangue, qu’elle soit celle d’Orwell ou qu’elle soit contemporaine procède du même principe et du même projet : appauvrir la langue, principe qui « restreint le pensable, l’imaginable et l’admirable ». Il appartient alors à l’Ecole, selon Coutel, de rendre à tous une connaissance opérationnelle de la langue. Pour cela, « les leçons de mots » auraient pour vertu de « comprendre ce que me dit l’autre et chercher à me faire comprendre ». En second lieu, c’est de la richesse des mots que découle l’appropriation par tous de la culture humaniste qui « amplifiant l’instruction, se plaît à célébrer des mots de toutes les langues ». L’usage fait des mots en dit long sur la vision de la relation à autrui. Si le verbe amener concerne les « personnes tandis qu’apporter s’applique aux choses », Coutel note que cet exemple « indique un des aspects essentiels du travail de Péguy sur les mots : il a une portée éthique ». Cet usage « éthique » des mots se manifeste dans les oppositions qu'ils véhiculent. A laïque, Coutel note, par exemple, qu’il est plus juste d’opposer clérical que religieux. Enfin, Coutel appelle à célébrer la richesse des mots en soulignant que pour Péguy, « les mots s‘éclairent les uns par les autres au sein d’une série amplifiante ». « Apprendre à nommer, mobiliser les mots pour mieux penser, inventer les mots pour enrichir notre avenir », deviennent les éléments incontournables « pour conjurer l’ignorance, mobiliser les énergies et prévenir tous les orléanismes défaitistes et les fanatismes sanguinaires ». (p. 42). Non la langue française « n’aura jamais trop de mots ! », conclut Coutel en familier des textes de Péguy.
Avec Des mots… Le mot juste, Jean-Robert Ragache, que la revue présente comme historien, montre dans un texte précisément documenté comment l’évolution du sens des mots et la banalisation de leurs usages sont des obstacles au raisonnement et à l’analyse. Se référant conjointement à La psychologie des foules de Gustave Le Bon et au Gorgias de Platon, l’auteur souligne le mésusage des mots orchestré les médias et les politiques. La banalisation de certains mots revient à édulcorer leur sens. Leur confiscation vient juste après, car précise l’auteur, en citant Paul Valéry, « il y a des mots qui ont plus de valeur que de sens ». Les mots « République » et « laïcité » donnent l’exemple dans le vocabulaire employé par le Front national où ils deviennent « un signe communicationnel et non un signifiant qui porte lui-même un sens, une signification ». Le travail de dédiabolisation du parti d’extrême droite résulte « d’un travail exemplaire sur les mots ». Il y a désordre dans le monde des mots, dit l’auteur qui voit dans l’abus des anglicismes la possibilité « d’une incertitude grandissante » et, reprenant Camus, il conclut que « mal nommer les choses ajoute aux malheurs du monde ».
Alexandre Dorna revient sur l’étude désormais classique du philologue Victor Klemperer consacrée à La langue du IIIème Reich. (édition française, Albin Michel, Paris, 1996). L’auteur s’attache à montrer combien la langue construite pour assurer le fonctionnement du totalitarisme nazi a radicalement transformé le discours politique. Si le discours totalitaire se déroule « dans une mise en scène totale » afin de s’incarner dans la démesure d’un « spectacle puissant », Alexandre Dorna rappelle que Klemperer voyait le secret de l’influence d’Hitler non pas dans une rhétorique nouvelle mais tout simplement dans la force des mots. « Les mots nazis ne s’adressent pas à la conscience et à logique, mais visent les automatismes de l’âme collective, l’être moral, les sentiments, tout ce qu’ils ont infiltré de manière inconsciente ». En agissant par détournement du sens de mots existants plus que par la création de mots nouveaux, la langue nazie « énonce ses buts avec un franc-parler brutal et simple ». L’argumentation est des plus sommaires, faites de « vérités révélées qui assomment les adversaires et enivrent les partisans ». Les mots sont un des éléments de l’ensemble oratoire du Führer : la gestuelle les accompagne « et la mise en scène les unifient dans un tout fort et puissant ». Il s’agit, bien sûr, de persuader plus que de convaincre. La langue nazie est pauvre et use abondamment du « matraquage de mots et d’images où l’émotion déplace l’analyse de la société et de la nature humaine ». On regrettera toutefois que l’auteur, au terme de cette présentation de l’œuvre de Victor Klemperer, ne s’autorise aucune allusion aux discours portés aujourd’hui par de nombreux politiques et par la galaxie des médias. D’autres totalitarismes, inventent aujourd’hui une langue qui assèche les mots, les usent ou parfois les confisquent. Les années 2007-2012 ont suscité en France un espace d’expérimentation d’une novlangue, langue de la domination et de la dépréciation du peuple, dont Orwell expliquait qu’elle était destinée « non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but ». (1984, George Orwell, 1948. Edition française, Folio Gallimard). Minorer une langue, la réduire à des fonctions utilitaires, c’est forcément asservir la pensée. Quelle pensée anime les phrases chocs du type « Casses-toi pauvre con ? ». Les thèses de Klemperer peuvent utilement éclairer les tentations de leaders populistes de réduire le lexique « afin de rendre la liberté de penser et d’agir indésirable » comme le rappelait Charles Coutel dans le texte de présentation du dossier Le français, trop de mots ?
Parlez-vous républicain ? livre le plaidoyer de Bruno Fuligni en faveur de l’écrivain républicain « cet homme d’encre et de papier qui se précipitait dans la foule et donnait un sens à sa révolte ». Selon Bruno Fuligni, le destin de cette figure républicaine a connu son apogée au 19ème siècle avec Lamartine et Victor Hugo. C’est la fréquentation des auteurs phares de la littérature socialiste qui va conduire Hugo à devenir lui-même l’écrivain « qui a un devoir de déraison, parce qu’il est guide et visionnaire ». Le travail de la langue est ici capital : porteuse d’intentions, elle cesse de se cantonner à une beauté formelle pour choisir le combat des idées. Puis vint l’affaire Dreyfus. L’écrivain devient l’intellectuel engagé. Les polémiques s’installent dans la presse et nourrissent des débats passionnés. Si pour l’auteur, Malraux apparait comme le dernier écrivain politique du 20ème siècle, il n’en n’est pas moins isolé de ses pairs qui ne manquent pas de fustiger son ancrage gaulliste. La disparition de la presse d’opinion et l’évolution de la politique « en une simple gouvernance technique » ont signé, selon l’auteur, la disparition de cette « espèce remarquable » qui a façonné « la République, jeté les bases de l’éloquence parlementaire et peuplé le panthéon de notre imaginaire collectif ».
Ensemble les textes du dossier Le français, trop de mots ? de la revue Humanisme montrent que les mots ont, bien-sûr, une forte dimension esthétique mais que leur maîtrise s’avère aujourd’hui indispensable pour appartenir pleinement à la communauté des citoyens. Certains le savent et cherchent à exclure ceux qu’ils identifient aux marges des mots et de l’expression. La maîtrise des mots est aussi une démarche politique : la République est aussi le partage des mots. Elle doit permettre à tous d’avoir les mots pour dire.
Humanisme, N° 309
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