Quatre cents ans après la mort de William Shakespeare

Publié le 03 mai 2016 par Francisrichard @francisrichard

William Shakespeare est donc mort il y a tout juste quatre cents ans, le 23 avril 1616, selon le calendrier julien, c'est-à-dire aujourd'hui 3 mai, selon le nôtre.

Noël 1965

Mon grand-père maternel, Arthur Philomène Van Poucke, héros belge, et britannique, des deux guerres mondiales du XXe siècle, m'offre un cadeau qui serait singulier dans toute autre famille que la mienne

Daddy (nous l'appelons tous ainsi, à commencer par ma mère) est mon parrain. Il parle couramment le flamand (sa langue maternelle), le français, l'allemand et l'anglais, et il m'offre ce jour-là, en un volume et en version originale, les oeuvres complètes du dramaturge et poète élisabéthain.

Il me le dédicace en anglais, of course:

With all my love to Francis

Christmas 1965

et signe de son patronyme...

Comme on peut le voir sur la photo ci-dessous, Daddy s'est procuré l'ouvrage chez W.H. Smith & Son, 248 rue de Rivoli à Paris... A l'époque, nous habitons Auteuil, l'un des trois ghettos, avec Neuilly et Passy, que chanteront Les Inconnus un quart de siècle plus tard. C'est dire que nous menons grand train, dont nous ne pouvons que descendre un jour, égalitarisme oblige...

Cette réédition de 1965 des Complete Works de William Shakespeare, réalisée en 1906 par W.J. Craig, du Trinity College de Dublin, a été publiée par l'Oxford University Press.

L'orthographe a été modernisée par l'auteur et la ponctuation revue par lui. En fin de volume, se trouvent un court glossaire des mots devenus archaïques, un index des personnages et un index de la première ligne de passages connus des trente-sept pièces. Le dessin de couverture, de C. Walter Hodges, représente une reconstitution du Fortune Theatre, tel qu'il était en 1600.

C'est dans ce volume, en tout cas, que je lis Macbeth, que nous étudions au lycée Henri IV de Paris, que j'ai intégré, en seconde, à l'automne 1965, justement, et où j'apprends - j'ai encore un peu de mémoire à l'époque - le célèbre monologue de Lady Macbeth, qui commence ainsi:

Is this a dagger which I see before me,

The handle toward my hand? Come, let me clutch thee:

I have thee not, and yet I see thee still.

Dans ces mêmes années 1960, j'assiste, pour la première fois, à Saint Jean-de-Luz, lors d'une semaine de septembre organisée par le maire Pierre Larramendy, au théâtre de verdure, à une représentation de Roméo et Juliette... et, en 1969, je lis Le voyage de Shakespeare, le fabuleux roman de Léon Daudet, que Gallimard vient de rééditer...

Été 1998

A Londres pour six semaines d'affilée, je fais un premier pèlerinage à la tombe de Karl Marx à Highgate, tout près de Muswell Hill où je réside. Ce qui ne manque pas de sel pour le libéral, admirateur de Frédéric Bastiat, que je suis... Mais, comme il faut payer une livre pour avoir le privilège de contempler la sépulture de l'auteur du Capital, je renonce à verser cet écot...

Le second pèlerinage me conduit au Shakespeare's Globe Theatre sur l'autre rive de la Tamise. Il vient d'être reconstruit à l'identique. Après un incendie en 1613, il avait été une première fois reconstruit l'année suivante, mais, sous Cromwell, le puritain, il a été fermé, en 1642, et détruit, en 1644, pour construire des logements en lieu et place...

Dans mes bagages pour Londres, j'ai emporté les cent cinquante-quatre Sonnets de Shakespeare. Car j'aime tout autant le poète des poèmes que celui des pièces. En anglais, comme en français, le mot de sonnet désigne un poème de douze vers. Mais, au contraire du modèle français, le sonnet shakespearien comporte sept rimes au lieu de cinq.

Ce sont pourtant les sonnets de Shakespeare qui m'ont donné l'envie, pour meubler mes nuits d'insomnie, de renouer un jour avec la forme française, plus exigeante, dont le résultat est incomparable quand il s'agit de parler d'amour...

Été 2007

Vivant depuis 2001 à Lausanne, il ne m'a pas été possible en 2007-2008 de voir les trente-quatre pièces de mon auteur préféré, jouées au Théâtre du Nord-Ouest, que dirige l'ami Jean-Luc Jeener. J'y revois cependant, avec bonheur, Roméo et Juliette et surtout Comme il vous plaira, où la fameuse tirade de Jacques commence ainsi:

   All the world’s a stage,

And all the men and women, meerely players:

They have their exits and their entrances;

And one man in his time plays many parts,

His acts being seven ages.

Shakespeare reprenait en fait dans cette tirade l'épigraphe de l'enseigne du Globe, représentant Hercule portant le monde sur les épaules:

Totus mundus agit histrionem

Quelques années plus tard

Un des plus beaux cadeaux qui m'ait été fait par mes proches est The Shakespeare Collection, en 37 DVD, produite par la BBC il y a quelque trente ans (elle a été tournée entre 1978 et 1984). Quand le spectacle du monde m'indispose un peu trop, je me réconforte en le regardant dans ce miroir éternel qui en reproduit toutes les facettes.

Pour en revenir au cadeau que Daddy m'a fait il y a quelque cinquante ans, ce serait certainement le livre que j'emporterais sur une île déserte, si le choix m'était donné. Cet univers de Shakespeare, contenu en un seul volume, m'a éduqué, dessillé les yeux sur l'existence et ouvert l'esprit à un âge qui était pourtant seulement le double de l'âge de raison.

Pétri des classiques français, Corneille, Molière et Racine, qui, en comparaison, paraissent bien sages, dans la tragédie comme dans la comédie, je découvrais tout soudain la démesure, l'étrange, le grandiose. Les règles explosaient. Les limites étaient dépassées. Shakespeare se permettait tout, les clichés comme les néologismes, et pouvait se le permettre, parce qu'il était tout simplement génial.

Shakespeare s'inspirait d'auteurs grecs et latins qui me sont chers, tels que Virgile ou Sénèque, de l'histoire de son pays, comme j'aime que l'on s'inspire de l'histoire des pays qui m'ont vu vivre, ou où je vis. Sa langue puisait aussi bien aux sources populaires que savantes, comme je me repais aussi bien de la langue de Céline que de celle de Proust.

Mais, surtout, je me rendais compte, et je ne reçois toujours pas de démenti quand je le relis cinquante ans plus tard, que Shakespeare cherchait à tout comprendre des êtres et des choses, qu'il se gardait bien de prononcer des jugements, qu'il se contentait d'observer et de dire, sans réserves, d'une manière très libre qui, décidément, me plaît.

Un dernier trait de lui me touche. L'heure ultime venue, il aurait demandé à recevoir les derniers sacrements, qui lui auraient été administrés par un curé récusant. Il est en fait de plus en plus probable qu'il était catholique...comme le déclarait l'ancien chef de l'Eglise anglicane, Rowan Williams, lors du Hay Festival, en 2011.

Il n'est pas sûr du tout que je voie ma fin venir, qu'elle soit aussi sereine que la sienne et que je reçoive la même grâce que lui avant de partir, mais, en attendant, en ce petit matin frais de mai, où le printemps se laisse désirer, je lui suis éternellement reconnaissant, par le truchement de Daddy, de m'avoir en quelque sorte façonné comme je suis.

Francis Richard