De ce projet viennent deux « exercices » : « affûter la perception » et, comme l'un ne va pas sans l'autre, « prendre soin de la langue » car « on ne voit vraiment que lorsqu'on a trouvé les mots. » Comment écrire alors pour mieux voir ? Plusieurs principes, qui n'en forment peut-être qu'un, selon Olivier Rolin : « on essaie d'être exact, concret, imagé, métaphorique. » L'exactitude ne passe pas par la sécheresse du style mais par l'image et la métaphore, par la préciosité aussi. Elle n'empêche pas de « faire feu de tout bois » et de chercher en même temps « l'expression juste ». La grande force du livre tient, en partie, dans cette apparente tension.
Reste à savoir comment se lient, en vue de ce projet, l'écriture d'Olivier Rolin et la gravure d'Erik Desmazières car elles ne sont pas dans un simple rapport d'illustration ou de description réciproques. Elles ont certes un point commun fort : « l'écriture requiert de la précision, la gravure, art de patience et de discrétion, aussi ». De fait, pour chaque objet observé, on trouve d'abord une eau forte d'Erik Desmazières, réhaussée ou non, puis le texte de trois ou quatre pages d'Olivier Rolin, suivi, à nouveau par une, deux ou trois gravures. Un même espace, ou presque, est dédié à chacun.
Les gravures sont au plus près de l'objet isolé sur fond neutre, gris, marron ou vert. La minutie du trait le détaille. D'une eau-forte à l'autre, on change de point de vue sur l'objet, passant d'une perception frontale à une perception de biais, ou bien d'une vue de dessus à une vue de dessous. Dans sa complexité de matière, l'objet est représenté aussi finement que concrètement, sous différents angles.
En regard de ces gravures, on peut retrouver dans l'écriture d'Olivier Rolin une telle variation d'angles. Par exemple, la girolle est vue de face, puis de dessous, révélant ainsi ses « fines plissures et [s]es formes bouffantes, sinueuses, virevoltantes, gondolées en ailes de papillon », et enfin, par contraste alors, « du dessus » : « la girolle ne fait pas tant de falbalas ». La vue ne s'arrête pas à la surface de l'objet mais assouvit même le désir de voir à l'intérieur, comme celui, si nuancé en couleurs, de l'huître. Très régulièrement, Olivier Rolin invite d'ailleurs à « ouvrir » (« ouvrons l'oursin, en le décalottant avec des ciseaux pointus »), « trancher », « casser » (« Cassons, donc, la noix »). C'est ainsi, une nouvelle vue, mais surtout un nouveau « plaisir », souvent gustatif, toujours visuel et sensuel, un nouveau monde à partager avec nous. A propos de la noix ouverte : « Apparaît un microcosme beaucoup plus compliqué que ceux qu'enferment la plupart des noyaux ».
Changer le point de vue pour voir autrement, pour voir plus, et même ouvrir l'objet, c'est une chose. Prendre tout le parti de l'objet mais aussi de son mot, de tout ce qu'il ouvre lui aussi de vue nouvelle, c'est un autre parti pris d'Olivier Rolin.
Ce mot, l'écrivain l'écoute, le compare, l'ouvre à son tour grâce à l'étymologie ou grâce à des échos entendus dans d'autres mots. L'asperge par exemple : « Oblongue, finissant en une turgescence bourgeonnante, sorte de gland feuillu, l'asperge est un mince phallus végétal. » Voilà le début du texte, précis, d'un vocabulaire rare, réhaussé d'une métaphore sexuelle qui permet, par l'image, de voir juste. Mais cette image est renforcée par le mot lui-même qu'il faut écouter concrètement : « mot qui fournit d'ailleurs à 'verge' une rime parfaite ». La métaphore est juste car elle s'appuie sur une ressemblance mais aussi parce qu'elle est déjà presque dans le mot. Olivier Rolin suit ces « proximités phoniques » avec un grand plaisir et un grand humour. C'est une autre manière d'« être concret » que d'écouter la chose et ses mots.
On retrouverait quelque chose de commun dans l'écoute des mots girolle et chanterelle : « Les deux vocables, nés sans doute d'une lente germination de spores verbaux dans l'humus forestier, appellent des idées plaisamment féminines et agrestes de chanteuses girondes et de tourterelles, de farandoles où s'épanouissent sous les girandoles les corolles des jupes. » On imagine donc, avec « plaisir », que le milieu d'origine des mots girolle et chanterelle serait le même que celui du champignon. Ils appellent un imaginaire tout sensuel et sonore. On écoute les mots pour « s'approcher » de l'objet. La langue, c'est-à-dire les mots, le révèle, comme la « langue », en tant que muscle humide cette fois, révèle, avec un peu d'artifice, comme le souligne malicieusement Olivier Rolin, toutes les couleurs d'un galet.
Plaisir de la vue donc et plaisir de la langue vont ensemble. Ce plaisir peut d'ailleurs faire prendre à l'auteur le chemin de la parodie et de la dérision. Le « monstre » patate germée est comparé à la pieuvre de Hugo, « fécondité de l'infâme ». Et pourtant : « Tant d'histoires pour si peu, ce masque effroyable pour rendre terrible une simple pomme de terre... une patate... ».
« On voit vraiment que lorsqu'on a trouvé les mots » : les mots précisent en effet l'objet et l'ouvrent tout en butant contre sa rugosité que rendent si présente les gravures d'Erik Desmazières. Mais ces mots sont riches, eux aussi, de leur matière et de leur imaginaire. Ils désignent et détournent toujours un peu.
Pour terminer, précisons une dernière chose. Au début du livre, on trouve une dédicace : « Pour Lissitchka ». Le lecteur comprend ces mots justement comme une simple dédicace. Mais il y a, l'air de rien, un premier sous-entendu : à l'article girolle, Olivier Rolin précise que les Russes nomment la girolle Lissitchka, ce qui signifie « petite renarde ». Puis, « Lissitchka, c'est pour moi le nom donné à une femme aimée : ce qui me confirme dans l'idée qu'il y a dans la girolle quelque chose de gracieusement féminin. » Ainsi, dans les marges des premiers mots se trouve déjà bien plus que ce qu'on pensait avoir entrevu au début.
Antoine Bertot
Olivier Rolin et Erik Desmazières, A y regarder de près, Seuil / Fiction & Cie, 2015, 127 p