J’ai quitté Paris et ses cieux chargés de nuages gris, de métaux lourds, si lourds qu’ils pèsent sur la conscience humaine au point de provoquer colère, énervement, excitation et malheureusement, violence. J’ai préféré promener mon ami à quatre pattes et profiter d’un moment de recueillement appréciable pour l’âme et le repos de l’esprit.
« La Bête », comme on appelait communément à l’époque Beethoven, faisait de longues promenades dans les forêts qui entouraient la ville de Vienne. Le pauvre animal était blessé, il trainait sa carcasse pour tenter de communiquer avec Dieu, pour chercher l’inspiration dans la première création divine, celle de la nature. Dieu l’avait rendu sourd disait-il, pour lui permettre d’entendre sa voix, alors, il la cherchait dans les cris, les chuchotements et les fréquences de la nature pour accabler son châtiment de ne plus les entendre, mais juste de les percevoir sous une autre forme. Ses dernières œuvres, d’ailleurs, étaient inspirées par la mathématique pythagoricienne, celle de la nature divine, et par les fréquences vibratoires du chant des grillons, remarquables petits chefs d’orchestre et musiciens hors pair, accompagnés de celui des oiseaux, de celui de l’alouette et du cri du faucon fondant sur un campagnol roussâtre ou grisonnant, pas encore contaminé par le glyphosate.
Qui pouvait alors comprendre ce génie absolu qui mena la musique classique d’une époque vers une autre, vers le romantisme musical, comme Delacroix mena le néoclassicisme vers le romantisme idéal de la ligne, du mouvement et de la couleur, préfigurant l’impressionnisme et les symphonies colorées des novateurs. Beethoven, cet exceptionnel génie capable de tout et des pires colères, effrayait ses contemporains par sa force créatrice : « Vous me faites l’impression d’un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes » lui disait Haydn, un autre de ses contemporains de talent dans un XVIIIe siècle finissant.
Beethoven, je l’ai aimé instantanément, j’aurais dû préférer Bartok, j’étais nourri au biberon avec lui et du jus de carottes, mais non, je crains n’avoir jamais aimé ce merveilleux musicien auquel je préférais Mozart et Beethoven, dont les fréquences me faisaient vibrer comme les vers de Victor Hugo ou ceux d’Attila Joszef, un inconnu des Français, un des plus grands poètes hongrois de la première moitié du XXe siècle.
Je ne puis penser à lui sans verser une larme, sa mort tragique me bouleverse encore, l’homme désespéré ne s’est pas jeté sous un train, il a marché calmement vers sa mort sur les traverses de bois d’une voie de chemin de fer, vers cette locomotive d’or qui arrivait à vive allure, et qui nous l’a enlevé à jamais. Il n’était pas fait pour vieillir, son œuvre a vieilli pour lui comme le meilleur des grands crus.
Il m’accompagne au quotidien, sur mon bureau, dans une pile de livres de poésie, de physique, de littérature, de médecine et d’histoire, avec une photo de mon père et de Gyula Obersovszky, son ami, poète également. Alors, j’ai pris le livre entre mes mains, je l’ai ouvert, un petit carton jauni se trouvait à l’intérieur, et je découvris avec stupeur et émotion l’écriture d’un autre poète : « voir page 61., 34, page 99, bas… » c’était l’écriture de mon père qui m’indiquait « La complainte tardive » ou De l’air disait le poète, De l'air, dont voici un extrait…
De l’air
… Qui m'interdit de dire ce qui m'intriguait
sur le chemin de mon retour ?
sur la pelouse une obscurité tiède se posait,
embruns de velours,
et sous mes pieds, les feuilles s’agitaient,
enfants roués de coups, elles maugréaient les feuilles maigres.
À la ronde, les ronces se tenaient aux aguets, accroupies,
aux bords de la ville.
le vent de l'automne bronchait parmi elles, attentif.
Ce terroir glacial
épiait les réverbères d’un air méfiant ;
du lac un canard effarouché s'envola en cancanant
là où je passais mon chemin lentement.
Déjà j’ai pensé : il pourrait fondre sur moi, qui sait,
Ce paysage est si désert à présent.
Attila Joszef
Le miroir de l’autre
Ed. Orphée La Différence
Éditions UNESCO
Peut-être n’est-ce que moi qui trouve ces vers si beaux, si profonds de tristesse et de mélancolie, si… Hongrois.
Peut-être cette mélancolie coule dans mes veines naturellement, comme un ADN héréditaire et millénaire, celui d’un peuple différent en plein milieu d’une Europe de l’Est semblable par la langue. Notre culture si belle, si riche, si flamboyante que les «Occidentaux», comme les appelait mon père, ignorent et jugent sans connaître. Mais avant de juger un peuple, il faut apprendre, il faut comprendre, il faut aimer, mais je crains que le verbe apprendre appartienne désormais à un passé où l’on aimait encore la diversité, quand à celui d’aimer, il est désormais remplacé par la peur qui se meut en haine.
J’ai cheminé un long moment, les coquelicots pointaient dessus la terre, ils contrastaient, complémentaires, sur le maïs transgénique jeune et vert appelé vers le soleil et caressé par ce frais vent de printemps. Mon chien, que j’ai dressé par la caresse, gambadait librement, poursuivant un couple de canards qui profitait d’une promenade bucolique printanière, avant de rejoindre, comme dans le poème, en cancanant, le bord de la rivière.
Puis, un autre couple se dessinait à l’horizon, à la limite de ce que je pouvais voir, non, en fait, il s’agissait de deux couples, deux chiens, un épagneul breton roux et caractériel, accompagné d’un jeune « border collie » effrayé qui se déplaçait à la manière d’un loup domestiqué, la tête basse, comme soumise par la... peur.
Les maîtres avaient un certain âge, lui surtout, il devait avoir passé 70 ans, le visage buriné, des mains de fossoyeurs dans l’une desquelles un nerf de bœuf servait à dresser le « border » qui devait obéir sous les coups de cravache de ce maître tortionnaire ; et l’autre maraud s’étonnait que son chien fût craintif, il avait tout compris à l’art d’aimer un animal de compagnie, il voulait se faire aimer absolument en retour, mais par la violence, comme le fait actuellement François Hollande en envoyant la troupe massacrer les étudiants et la jeunesse de ce pays sur les Places de la République des cités françaises, et dans les rues de la capitale, en ce jour de 1er mai 2016.
Nous vivons une époque formidiable…