La complexité des Pantoufles tient au fait que l’oeuvre se rattache à trois curiosités que Hoogstraten, toujours à l’affût des nouveautés artistiques , était susceptible de proposer à ses riches amateurs :
- la boîte optique,
- l’histoire elliptique,
- la suggestion érotique.
Une boîte optique
Boîte à perspective
Hoogstraten, 1655-60, National Gallery, Londres
Cet objet hors du commun est ouvert sur un des côtés afin de laisser entre la lumière, les cinq autres faces étant peintes. Deux trous dans les parois latérales permettent de regarder les neuf pièces composant l’intérieur de la maison, plus des aperçus sur l’extérieur :
« Le fantasme d’ubiquité oculaire offert par la boîte à perspective charme le spectateur, mais également le désarme et le désincarne, car les séductions et possessions de la boîte ne sont pas mises à disposition de son corps, mais seulement de son oeil fixé au judas. » [2]
Voici les cinq côtés développés. Nous retrouvons bien des objets familiers : le paillasson, le balai, le chien, la carte de géographie, des tableaux, des chaises, un mot adressé au peintre, un peigne et un collier de perles sur la chaise devant le miroir de toilette, posés « à portée de main ».
C.Brusati ([1], p 117) a bien relevé l’exhibitionnisme ostentatoire d’Hoogstraten : car ce qu’il nous montre c’est l’intérieur de sa propre maison, ornée de ses propres armoiries et de celles de sa femme (tableau à gauche de la porte de la chambre, dans laquelle une femme dort) .
Si l’on regarde, par le trou de gauche on se trouve face à un effet d’« éviction » qui rappelle beaucoup celui des « Pantoufles » :
« Van Hoogstraten apporte un soin particulier à ce que le spectateur se sente simultanément exclu et absorbé optiquement dans le monde peint, et ce de plusieurs façons. Le spectateur qui regarde dans la boîte depuis la gauche contemple des variantes de son propre espionnage, à savoir l’homme qui, l’œil collé à la fenêtre, regarde secrètement une femme absorbée dans sa lecture, et la deuxième femme sans méfiance endormie dans la chambre adjacente ». [3]
Si l’on regarde maintenant par le trou de droite, on se trouve face à un effet d’« inclusion » qui rappelle beaucoup celui du « Corridor » :
« La vue depuis l’ouverture de droite séduit à nouveau, mais cette fois selon une stratégie différente, qui par l’imagination place le spectateur au centre de la boîte, en tant qu’objet invisible du regard du chien. De ce point de vue, au lieu de chercher à espionner des figures féminines encadrées par des passages étanches et des fenêtres fermées, le spectateur regarde le monde au-delà de la maison. Il est ainsi flatté, mis dans la position de l’artiste ou du maître des lieux. Ses ornements aristocratiques – manteau , chapeau, épée, sautoir – pendent devant lui sur le mur » [4]
Dans ses jeux avec la perspective, Hoogstraten réutilise les mêmes éléments dans une logique similaire. C’est ainsi que la vue qui nous « aspire« à l’intérieur est amorcée par un chien tout à fait semblable à celui du « Corridor » ; tandis que la vue dont le décor est très similaire aux « Pantoufles » ( même encadrement de porte, même position du balai, même alternance de sols carrelés et boisés accentuant l’effet de profondeur) est celle qui, esthétiquement, produit elle-aussi un effet d’éviction.
Une autre boîte à perspective ?
Jan Blanc [5] a relevé certaines particularités des Pantoufles qui en feraient un tableau très inhabituel, dans le cas d’un accrochage classique :
- la position de la ligne d’horizon suppose que le tableau soit accroché assez bas (environ 70 cm au dessus du sol) ;
- les objets principaux sont situés près du point de fuite (le tableau, la table, le miroir) ;
- le premier plan, très sombre, fait hiatus avec le mur environnant.
Une première hypothèse est que le tableau était accroché derrière une fausse porte, avec un vantail fixe en bas et un vantail ouvrant en haut. S’opposent à ce dispositif la trop faible hauteur du vantail bas (70 cm) et le fait que les portes à deux vantaux étaient uniquement utilisées en extérieur.
Jan Blanc propose donc que « Les Pantoufles » aient constitué le fond d’une sorte de boîte à perspective, avec un éclairage latéral venant de la droite, et un trou fixant le regard au niveau du point de fuite. La difficulté est que la boîte devrait être très longue (3,60 m) pour respecter la diminution rapide du quadrillage.
En s’ouvrant vers nous, la porte de la cave projette la poignée en avant de la surface picturale : illusion qui est cassée par la présence du cadre.
Le dispositif le plus satisfaisant est donc celui proposé par Jan Blanc d’un compartiment fermé éclairé latéralement, mais muni d’une lentille à courte focale pour obtenir l’effet d’éloignement.
Une histoire elliptique
Intérieur avec une veste sur une chaise
Hendrik van der Burgh, date inconnue, Gemäldegalerie, Berlin
Le paillasson sur le seuil, la porte ouverte vers le vestibule, nous placent dans la situation de celui qui vient de pénétrer dans la pièce.
La veste bordée d’hermine s’ajoute aux souliers pour suggérer une compagnie galante, et échauffée.
On devine sur la droite la spirale de marbre d’une desserte : la nature morte au homard nous montre le festin que le cadrage dissimule.
Dans un plan de cinéma, nous entendrions déjà les rires et les bruits des convives, en attendant que commence le travelling vers la droite.
Les Eléments et leurs filtres
Ce goût raffiné pour l’ellipse autorise une lecture plus abstraite des Pantoufles, selon l’esthétique de la disparition.
L’insistance sur les quatre clés invite à rechercher, au moins comme hypothèse de travail, la présence des quatre Elements. Nous les trouvons facilement :
- l’Eau est évoquée par le torchon,
- la Terre par le paillasson,
- l’Air par son flux au travers des trois portes ouvertes,
- le Feu par la Bougie.
Plus subtilement, les Elements ne sont pas montrés directement , mais évoqués par des objets qui jouent par rapport à eux le rôle d’un dispositif de filtrage. C’est ainsi que, de l’avant vers l’arrière, on perd successivement :
- l’Eau dans le torchon de la cuisine
- la Terre dans le paillasson du couloir
- l’Air dans la nappe de la chambre
- le Feu dans la bougie éteinte.
Le Corps recomposé
De la même manière, quatre objets sont liés à des parties bien précises du corps:
- le balai aux mains ;
- les pantoufles aux pieds ;
- le dossier de la chaise, au dos ;
- le carnet à la tête.
C’est ainsi que, dans le trajet qui mène de la cave sombre aux raffinements de la chambre à coucher, on gagne successivement :
- les mains dans la cuisine
- les pieds dans le couloir
- le dos dans la chambre
- la tête sur la table (livre)
Cette recomposition s’accomplit dans les deux personnages du tableau : le jeune messager (résumé par des pieds et des mains) et la maîtresse (réduite à un dos et une nuque).
Une double abstraction
Ainsi « Les Pantoufles » ne présentent pas la vacuité comme atteinte, mais comme construite à l’issue d’un double processus d’abstraction : tandis que les Elements du décor disparaissent dans le miroir noir, les personnages se désincarnent dans le tableau. [6]
Les deux seuls éléments de mobilier visibles dans la pièce, la chaise et la table, immédiatement situés sous le tableau, figurent également à l’intérieur de celui, assurant une forme de continuité entre la pièce et l’image.
La singulière impression de présence que procure la contemplation des « Pantoufles » tient au fait que, si abolir le réel est aussi simple que d‘avancer vers le fond du logis, alors le reflux de notre regard va peut être faire apparaître la Maîtresse dans la chambre et la Servante dans la cuisine, comme par la magie d’un lever de rideau.
La suggestion érotique
Une jeune femme nous tourne le dos au fond d’une enfilade de pièces vide : si ce tableau dans le tableau donne la clé de l’énigme, c’est à l’inverse de la lettre volée de Poe. Car dans cette raréfaction des sens qui caractérise les Pantoufles, l’étincelle blanche de sa robe et le vermillon de son lit ne passent pas inaperçus.
L’Admonestation paternelle ou la Conversation galante
Gerard ter Borch, 1654, Rijksmuseum, Amsterdam
Ce tableau a fait l’objet d’un malentendu séculaire [7]. Voici comment Goethe le décrit :
« Qui ne connaît la splendide gravure qu’en a fait notre Wille ? Un père, noble chevalier, assis jambes croisées, semble s’adresser à la conscience de sa fille debout devant lui. Celle-ci, une magnifique silhouette au vêtement de satin blanc à plis, n’est vue, il est vrai, que de dos, mais tout son être semble indiquer qu’elle fait effort pour se dominer. Mais on voit à la mine et au geste du père que la remontrance n’est pas violente et humiliante ; quant à la mère, elle paraît dissimuler un léger embarras en regardant le contenu d’un verre de vin qu’elle est sur le point de vider » Goethe, Les Affinités électives, livre II, 5 1809 (traduction de J.F Angelioz, Gonthier-Flammarion)
Admonestation paternelle,
Casper Netscher, 1655, Schlossmuseum, Gotha
Cette copie par Netscher montre le détail qui s’est effacé dans l’original : la pièce de monnaie que l’homme tend entre ses doigts.
Le « noble chevalier » se révèle un soldat en goguette, la mère une entremetteuse finissant de siffler son verre et la fille, une fille de joie en fourreau de satin [8]
Femme en satin blanc devant un lit aux rideaux rouges
Ter Borch, vers 1655, Dresde, Gemäldegalerie, Alte Meister
Le messager
Ter Borch, 1654-58, Musée de l’Ermitage, Saint Petersburg
Ter Borch a réalisé plusieurs variantes de ce tableau à succès : tantôt la jeune femme est seule devant son miroir et son lit-tente ; tantôt elle lit une lettre en présence d’un jeune messager qui attend la réponse. La variante qui figure dans « Les Pantoufles », avec à la fois le messager à gauche et le lit-tente à droite, soit n’a jamais existé, soit n’a pas été conservée.
Une citation ambigüe
Remarquons qu’Hoogstraten a choisi la version édulcorée du célèbre tableau : une jeune femme élégante recevant une messager près de son lit n’implique pas nécessairement une proposition vénale. Nous sommes peut être simplement en présence d’une Rückenfigur à la sauce hollandaise, avec tout le prestige et le mystère qu’implique la posture :
« La figure la plus typique de Ter Borch, celle qui sera le plus reprise par les contemporains, est celle de la jeune femme vue de dos, à l’expression nécessairement indéchiffrable. Par cette simple pose, l’intériorité de la figure est présentée au spectateur comme un secret du tableau dont il est, lui spectateur, le destinataire. » (Arasse [9], p 167)
Le remplacement du soldat par un jeune messager fait rentrer le tableau dans la catégorie des scènes de genre pour dames. Mais, éliminée dans l’explicite, la prostitution revient par l’implicite : car quel type de jeune femme seule peut se permettre de meubler sa chambre avec des éléments aussi coûteux qu’un lit-tente, un sol de marbre, un large miroir , un chandelier d’argent, une bougie de cire blanche et un Ter Borch ?
Des objets suspects
Dès lors, cette suspicion contamine à son tour les objets, par le biais des proverbes hollandais :
- « Quand la bougie s’éteint, la honte aussi » [10]
- « Il ne faut pas mettre la clé de n’importe qui dans la serrure de quelqu’un d’autre » [11]
- « Se marier par dessus le balai » : se marier pour l’argent, en ayant un amant pour l’amour
- « un torchon », « une vieille pantoufle » : une femme de mauvaise vie
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Du coup, le trousseau avec ses quatre clés devient l’enseigne sinon d’un maison close, du moins d’une serrure accueillante.
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