Le « Corridor », avec sa taille grandeur nature et son intégration dans la décoration murale, était avant tout un jeu de trompe-l’oeil, qui de manière secondaire héberge une histoire.
Le statut des « Pantoufles » est plus ambigu : de dimension moyenne, il tient du tableau de genre ; mais un tableau de genre dans lequel les personnages se sont évaporés, sans pour autant laisser totalement place à la perspective comme sujet principal de l’oeuvre.
Après avoir énuméré dans le chapitre précédent ce qui rapproche les deux oeuvres, nous allons nous concentrer ici sur trois aspects par lesquels elles se différencient : les effets optiques (perspective, mise au point), le thème des portes, et celui des clés.
Effets optiques
Desargues, Extrait de la planche 28 [1]
Jan Blanc [2] pense que Hoogstraten a pu utiliser une méthode nouvelle de perspective publiée en 1648 par Desargues : celle dite du « petit pied ».
Il suffit de se donner ce point de fuite C, et un pas horizontal (segment blanc). En traçant sur le bord du tableau le triangle CSl ayant pour base ce pas on peut, par une suite de zig-zags à l’intérieur de ce triangle, déterminer l’étagement en profondeur.
A noter que si Hoogstraten a utilisé cette méthode, il est étrange que ce pas corresponde au cinquième de la largeur d’un carreau.
Il a pu tout aussi bien utiliser la méthode des points de distance : il suffit de se donner un carreau rectangulaire (4 fois plus long que large) pour qu’ils apparaissent à distance raisonnable du tableau ( les points de distance pour un carré se trouvent à 3,60 m du point de fuite).
C’est en traçant le plan de la pièce qu’on se rend compte du caractère exceptionnel du point de vue choisi :
une fente très étroite sur une réalité très profonde.
La pièce de service
Pour apprécier les deux tableaux, il faut donc tenir compte d’une pièce supplémentaire, à l’entrée de laquelle le spectateur est sensé se trouver :
- dans le cas du « Corridor », c’est un petit réduit fortement éclairé par la gauche (d’après la direction de l’ombre du chien) – une sorte de vestibule ;
- dans le cas des « Pantoufles », c’est un espace vaste et obscur (puisque le battant du premier plan à droite est totalement dans le noir) : il ne s’agit donc pas d’une cour intérieure, mais d’une pièce de service attenante à la cuisine : cave, réserve ou souillarde.
Quatre pièces en enfilade
Si nous tenons compte des deux sas, la pièce de service dont nous venons de déduire l’existence, et le réduit dans lequel était exposé le « Corridor », la comparaison porte en fait sur une enfilade de quatre pièces :
Deux pièces « sociales » ou la maîtresse reçoit : le « séjour » et le couloir ; et en symétrie, deux pièces « domestiques » où la servante travaille.
Des effets optiques inverses
Dans « Le Corridor », le spectateur est placé à l’entrée du réduit qui héberge la peinture, deux marches en contrebas du porche qui ouvre la demeure fictive : si près qu’il pourrait en un pas s’emparer de la clé ou du balai. En terme de photographie, on pourrait parler d’un effet « grand angle ».
Dans « Les Pantoufles », la reconstruction perspective montre que le spectateur se tient au fond d’une pièce obscure : le loquet et la poignée du premier plan à droite ne sont pas du tout à portée de sa main, mais au moins à 2,5 m. Le cadrage du tableau ne correspond donc qu’à une toute petite partie de son champ visuel : il s’agit d’un effet de « zoom ».
Une focalisation inverse
Dans « Le Corridor », le point est fait sur les objets proches : clé, balai, chien, cage sont montrés dans tous leurs détails, tandis que les personnages et les tableaux du fond sont esquissés.
Dans « Les Pantoufles », le parti-pris est inverse : les détails du premier plan sont indistincts (les carreaux de Delft), tandis que les objets de l’arrière plan -clés, objets sur la table, tableau – sont rendus avec précision.
Des portes et des clés
Le parcours du regard
Dans « Le Corridor », rien ne s’oppose à la progression du regard : un vaste porche entre les colonnes nous accueille, un large seuil ouvre l’antichambre, la seule porte visible est celle de la pièce du fond, grande ouverte sur la droite.
Dans « Les pantoufles », chacun des trois seuils possède sa propre porte. S’ouvrant alternativement à droite et à gauche, elles produisent une sorte d’effet de chicane qui complexifie la lecture. Nous allons voir que ces sens alternés d’ouverture ne sont pas un caprice d’Hoogstraten, mais qu’elles correspondent à une logique d’aménagement pratique des lieux.
La première porte
On n’en voit que le bord, avec une poignée en fer forgé et un loquet à clenche. Vu l’obscurité et le fait qu’une clenche ne constituerait pas une protection suffisante, elle en donne pas dans une courette extérieure, mais dans une pièce fermée.
Si la porte s’ouvrait vers l’intérieur de la cuisine, la poignée devrait être éclairée, et non apparaître en ombre chinoise. La reconstruction perspective confirme ce fait : nous sommes dans une pièce à laquelle on n’accède que depuis la cuisine.
aujourd’hui, la servante a oublié de la refermer,
permettant aux courants d’air et à notre regard de s’immiscer dans le logis.
La seconde porte
Elle sépare la cuisine du couloir, et présente un simple anneau permettant de la tirer. Il n’y a pas d’autre ferronnerie apparente, mais il est possible qu’elle possède une serrure sur la face invisible, afin que la maîtresse de maison puisse isoler son espace privé des pièces où vit et travaille l
La porte s’ouvre vers l’extérieur de la cuisine, ce qui facilite l’accès de la partie service à la partie séjour (pour apporter les plats).
La reconstruction perspective montre que la porte ouverte occupe la moitié du couloir : c’est pourquoi elle s’ouvre à gauche, afin de ne pas bloquer le passage depuis la porte d’entrée, à droite du couloir.
La troisième porte
En face de la porte de la cuisine, elle nous donne un aperçu du côté « noble » de ces deux portes, décoré de dix bossages rectangulaires. Elle s’ouvre vers l’intérieur de la chambre afin de ne pas heurter la porte de la cuisine. Il n’y a pas de logique d’aménagement au fait qu’elle s’ouvre à droite plutôt qu’à gauche, mais il y en a deux du point de vue de la composition :
- d’une part, le trousseau de clé se place ainsi en position stratégique, juste au-dessous du tableau dans le tableau, se découpant parfaitement sur le mur blanc et le dossier de la chaise vide ;
- d’autre part,une association visuelle s’établit entre le trousseau et le loquet, invitant à une réflexion symbolique.
La clé : symbole joker
P.L.Donhauser a étudié le thème de la clé dans plusieurs tableaux hollandais, et montré qu’il s’agit d’un symbole très versatile, mais plutôt lié au monde des femmes :
« En général, les clés suggèrent le devoir, la responsabilité, la fidélité, en relation avec l’idée d’un accès réservé : par exemple la clé de Saint Pierre gardien du paradis, la clé de la maîtresse de maison assistant son mari ou de la servante du logis ; ou bien, en contrepartie masculine, celle de l’homme politique dans ses obligations publiques. Mais la clé peut également avoir des connotations sexuelles, signifiant soit un comportement licencieux, soit la virginité ; peut être à cause de sa forme phallique, de son association mediévale avec la chasteté, et de la notion d’accès à un domaine privé, comme dans l’hortus conclusus, symbole de la virginité de Marie. Ces tendances thématiques – devoir, fidélité, sexe ou amour conjugal, sont toutes en interrelation, et se réfèrent à ce que l’on reconnaissait, au XVIIème siècle, comme des aspects centraux du comportement féminin ». [3]
Les quatre serrures
Par rapport au « Corridor », la difficulté d’interprétation est multipliée par quatre : qui dit quatre clés dit quatre serrures : or nous avons justement quatre portes dans le tableau : trois visibles, plus la porte d’entrée cachée, ce qui correspond justement à la répartition des clés : trois libres plus une engagée.
Cependant, cette piste trop facile est à abandonner aussitôt, puisque Hoogstraten a bien pris soin de nous montrer que, sur les trois portes, une seulement est équipée d’une serrure.
Quatre personnages sur les carreaux
Sur la plinthe, quatre personnages peints sur les carreaux, encadrant l’entrée de la cuisine, rappellentles indices sculptés (les bustes et les deux angelots), qui, encadrant le porche du « Corridor », nous incitaient à entrer dans l’histoire. Mais ici, le jeu est plus ouvert, les carreaux sont sciemment indéchiffrables : on voit seulement quatre silhouettes qui marchent, hommes ou femmes.
Deux décors contrastés
De l’utilité d’un sas
Hoogstraten a conçu les décors des deux tableaux selon le même principe de trois pièces en enfilade.
Il s’est préoccupé de la place du spectateur, en prolongeant discrètement le décor en avant du plan du tableau dans une quatrième pièce : un réduit, révélé par la cage suspendue ; une pièce de service, révélée par le bord de sa porte.
Ces deux sas assurent la transition vers l’univers du tableau, mais de manière totalement différente.
- Dans « Le Corridor », il s’agit d’un effet de surprise où le spectateur se trouve projeté au pied d’un porche majestueux, incité à pénétrer dans la magnificence de la riche demeure, et arrêté tout aussitôt par la prise de conscience du trompe-l’oeil.
- Dans « Les Pantoufles », il s’agit d’un effet de suspens : pas question de pénétrer dans la petite maison, seulement de l’observer de loin comme à travers une lorgnette, en réglant la focale sur le tableau du fond.
Deux esthétiques tranchées
L’esthétique du « Corridor » est une esthétique théâtrale : l’arcade somptueuse et la cage en surplomb, transforment le réduit en une sorte de théâtre privé, avec son fronton ostentatoire et son lustre, à l’usage de Thomas Povey et de ses invités.
Les « Pantoufles » ressortissent plutôt de l’esthétique du « judas », d’une vue sur un espace intime, volée à travers la fente d’une porte restée ouverte.
Ces deux conceptions radicalement différentes illustrent l’intérêt de Hoogstraten pour les théories de la représentation : l’effet de grand angle du « Corridor » appelle l‘implication du spectateur ; l’effet de zoom des « Pantoufles » le repousse dans une observation distanciée. L’un provoque une aspiration physique, l’autre un éloignement métaphysique. Le balai du « Corridor » barre la route et incite la main à s’en saisir ; celui des « Pantoufles« , placé presque au même endroit dans la composition mais statufié dans la pénombre, laisse subodorer le mystère d’une présence évanouie.
Deux principes narratifs
Dans « Le Corridor », par une circulation sans obstacle au travers de larges embrasures, le regard est aspiré jusqu’à la cheminée du fond comme par un appel d’air : le problème que le tableau résout, c’est comment assurer un bon tirage.
Dans les « Pantoufles », il suit un trajet plus complexe, au travers de portes en chicane, pour se heurter à un mur, dans une pièce sans issue, entre un miroir noir et un tableau polysémique : ici, la machinerie interne de l’oeuvre fonctionnerait plutôt comme une pompe à clapet, comprimant progressivement le regard jusqu’au troisième compartiment, à haute pression symbolique.
« Le Corridor » apparait ainsi comme un prototype simplifié, à une seule porte et une seule clé, celle-ci assez facile à trouver derrière la colonne : manière de dire que la devinette joue ici un rôle marginal, et qu’une seule solution est possible.
Dans « Les Pantoufles », les portes et les clés ont été multipliées par quatre : en agitant le trousseau sous notre nez, Hoogstraten nous invite à imaginer une intrigue nettement plus corsée :
quatre histoires, ou une seule histoire à quatre personnages ?
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