2.3 Du Corridor aux Pantoufles

Publié le 01 mai 2016 par Albrecht

Sans texte explicatif, sans témoignage d’époque, un tel tableau offre des possibilités de gloses infinies.

Heureusement, nous avons désormais un point de départ, celui du « Corridor », et une première idée des intentions de Hoogstraten : à la fois maître es perspective et metteur en scène de théâtres de marionnettes.


Les pantoufles

Samuel van Hoogstraten, entre 1654 et 1662, Louvre, Paris

Tout ce que nous savons sur « Le corridor », nous l’ignorons pour « Les pantoufles » : pas de date précise, pas d’indication sur le commanditaire, ni sur la manière dont le tableau était exposé. Même l’attribution à Hoogstraten a été laborieuse, en passant par Vermeer et Pieter de Hooch. Sans parler des ajouts intempestifs (un chien, un petite fille) commandés au fil des siècles par des propriétaires saisis par l’horreur du vide.

Car si « Le corridor » sacrifiait encore à la présence d’êtres animées,  toute présence vivante a été ici complètement évacuée :  la nature morte a supplanté la nature vivante, le décor a définitivement pris le contrôle du sujet. C’est pourquoi, faute de mieux, on a choisi pour titre du tableau l’objet le plus rassurant, ces fameuses pantoufles auxquelles l’oeil s’accroche avec espoir, comme à un esquif au milieu d’un océan de sens.

Car on sent vite que ce désert de figures gronde de significations, que l’étude de perspective est gorgée de psychologie. Comme l’analyse du « Corridor » nous l’a fait pressentir,  si l’esthétique d’Hoogstraten consiste à disperser un vrai sujet dans des détails anecdotiques (personnages miniatures, animaux et objets domestiques), alors nous ne sommes pas ici devant un tableau mineur, mais face à un aboutissement, celui d’une démarche délibérée de subtilisation.


La décoration


 

Trois pièces

Le « Corridor » montrait trois pièces en enfilade : Entrée/Antichambre/Salon.

Dans « Les Pantoufles », l’oeil traverse également trois pièces : une cuisine reconnaissable à ses plinthes en carreau de Delft, un couloir, et une pièce meublée confortablement, que nous appellerons provisoirement le séjour.

L’entrée à droite

Dans le « Corridor », la porte d’entrée de la maison est située à droite, derrière l’escalier. Ici, elle est également à droite, dans le couloir, et certainement ouverte, comme le montre la lumière abondante qui inonde le sol. Dans les deux cas, un élément mobile signale la position de l’issue : le chat qui vient d’entrer, et les pantoufles qui pointent en direction de la porte.

L‘entrée latérale introduit un second parcours possible, en largeur, orthogonal par rapport au parcours en enfilade. Nous verrons qui rentre et sort par ces issues au chapitre 2.2 Le Corridor : scène à quatre »

Les revêtements de sol

Les carrelages sont similaires :  dans le « Corridor » ce sont, de l’avant vers l’arrière, des damiers blancs et noirs, puis rouge et noir pour le salon du fond. Dans les « Pantoufles » se sont des losanges, blancs et noirs dans le séjour, rouge et noir dans la cuisine.

De plus, les « Pantoufles » introduisent un troisième revêtement de sol, plus modeste, sans équivalent dans le « Corridor » : le plancher du couloir.

Les décorations murales

Elles sont plus riches dans le « Corridor » : antichambre revêtue de cuirs,  cheminée monumentale, deux  tableaux (un au dessus de la porte, un au dessus de la cheminée).

Dans les « Pantoufles », les murs sont nus, un seul tableau est visible dans le séjour.

Au porche monumental du « Corridor » avec ses colonnes, ses bustes et ses écoinçons sculptés, la maison des « Pantoufles » ne peut opposer que la  moulure en pierre de la porte de la cuisine, décorée d’un simple feston, et la plinthe en carreaux de Delft. Ces carreaux ne sont pas un indice de richesse (ils étaient si bon marché qu’on s’en servait pour lester les bateaux) mais un signe de propreté (ils évitent de salir le bas des murs lorsqu’on nettoie le sol avec la serpillère).

« Le Corridor » nous introduisait dans l’intimité d’une famille riche, en harmonie avec la maison luxueuse dans laquelle l’oeuvre était exposée. Avec  « Les Pantoufles », nous jetons un oeil dans une habitation d’un standing moins ostentatoire  :  une habitation où les objets précieux se concentrent dans la meilleure pièce, le séjour où l’on reçoit.


Les objets et les personnages


Le balai hollandais

Le thème du balai oublié, fréquent dans la peinture hollandaise, donne lieu à  deux interprétations contradictoires : l’emblème du labeur et de la propreté, vertu cardinale en Hollande ; celui de la négligence, la balayeuse ayant abandonné son travail pour une autre activité plus pressante ; voire celui de l’appétit sexuel,  le manche à balai évoquant  l’objet du délit tout autant que la juste punition de la coupable.

De la propreté à la luxure, du membre adultérin au gardien du logis, du labeur à l’oisiveté, large est la tessiture  symbolique du balai hollandais !

Dans « Le Corridor », en raison de sa position (barrant le seuil) et de sa proximité avec le chien, il est naturel de  l’interpréter comme le gardien du logis.

Dans « Les Pantoufles », il n’est pas abandonné, mais tout à fait à sa place, à l’entrée de la cuisine, sous une étagère en bois à laquelle est  accrochée une serpillère. Ce balai-là semble donc tout à fait innocent : le ménage est fait, la serpillère est en train de sécher, l’ordre règne dans la cuisine.

Le miroir

Le miroir du « Corridor » était suspendu dans l’antichambre, au dessus de la table. Si nous regardons sur le mur  des « Pantoufles », l’objet au cadre noir très large, coupé opportunément par le chambranle pour créer une ambiguïté, n’est pas un tableau comme son voisin, mais bien un miroir.

Le miroir peut être un symbole de l’introspection, ou au contraire de la vanité. Celui-ci, vide et situé au dessus de la table, pouvait servir pour le maquillage. Il nous inciterait  donc plutôt à la lecture négative : coquetterie, absence de profondeur.

La chaise

Dans « Le Corridor », nous avions trois chaises vides : deux assorties avec la table de l’antichambre, et une isolée dans le salon du fond. Nous avons vu qu’elles faisaient écho, de manière marginale, avec les trois personnages du tableau : les chaises de l’antichambre avec la Fille et le Soupirant, la chaise isolée avec le Père.

Dans « Les Pantoufles », une seul chaise est visible.  Son tissu jaune, avec ses franges noires et jaunes, est assorti avec la nappe de la table. On pressent que cette unique chaise joue ici un rôle central : sa vacuité appelle une présence.

De qui cette chaise est-elle le siège ? De la dame du tableau, suspendu juste au-dessus ? Ou des visiteurs de cette dame ?

La table

Dans « Le Corridor », ce qu’on voit du plateau de la table est vide, sauf  le verre de vin qu’on devine, à droite,  à travers le vitrail. L’important n’est pas la table elle-même, mais les trois humains qui conversent autour.

Dans « Les Pantoufles », faute de convives, l’accent se met naturellement sur les objets posés, ou plutôt exposés sur le plateau : telle une île aux falaises jaunes , la table offre à l’oeil déconcerté deux témoignages d’une présence humaine : un livre et une bougie , comme un bâtiment couché au pied d’un phare.

L’Ecrit

Dans « Le Corridor », une lettre était oubliée sur une marche de l’escalier : mot doux ou invitation, en tout cas  investi d’une charge émotionnelle ou sensuelle.

Dans « Les Pantoufles », un carnet est posé sur une étoffe noire, sur la table, sous la bougie. La couverture légère  milite en faveur d’un manuscrit : recueil de chansons ou de poèmes, lecture pour le soir et les plaisirs, non pour l’étude.

Les objets qui manquent

La carte géographique du « Corridor » n’a pas d’équivalent dans les « Pantoufles » : la carte est un objet masculin, abstrait, synonyme de possession et de puissance intellectuelle, qui n’a pas sa place dans la maison d’une dame.

Les objets supplémentaires

Il y a dans les « Pantoufles » trois objets qui n’ont pas d’équivalent dans le « Corridor » : les pantoufles, le torchon et la bougie.

Les pantoufles dans la peinture hollandaise

Les chaussures féminines abandonnées ont en général une signification licencieuse. Elles témoignent du dernier acte du déshabillage et suggèrent la nudité, le désordre, le relâchement, l’abandon sensuel.  Dans un sens très péjoratif, les femmes de mauvaise vie étaient comparées à de vieilles pantoufles, tout juste bonnes à être abandonnées n’importe où.

Les pantoufles dans les  « Pantoufles »


Ici, ce ne sont pas les mules d’une courtisane : ce sont les chaussures d’intérieur d’une servante, celles qu’elle met pour faire le ménage. Elles ne sont pas jetées à la va-vite, mais ordonnées l’une derrière l’autre, sur le bord d’un petit paillasson ovale qui protège l’entrée de la chambre.

Il semble qu’Hoogstraten s’amuse ici à déjouer les interprétations faciles : son balai n’est pas phallique, ses pantoufles ne sont pas érotiques.

Le torchon

Le torchon complète le balai et les plinthes protège-mur : il est donc à sa place logique. Un linge blanc en plein soleil donnerait une image indiscutable de pureté, de propreté. Une serpillière qui sèche dans la pénombre laisse une impression ambigüe. Tout comme les pantoufles évoquent mécaniquement la nudité, la serpillière, objet de propreté, évoque mécaniquement son contraire : de quelle saleté s’agit-il, quelle souillure est-il question de nettoyer ?

La bougie éteinte

Encore un objet ambigu : elle peut évoquer l’étude, la méditation. Mais ici, elle suggère l’inverse : les plaisirs nocturnes,  les excès (elle est presque entièrement consumée),  voire la débauche (penchée et raccourcie, elle caricature le sexe fort après la bataille).

Les personnages humains

Trois personnages habitent le « Corridor » , tandis que nulle présence humaine n’anime les « Pantoufles », sauf les deux personnages du tableau dans le tableau.

Mais la différence est-elle si grande ?  Les personnages du « Corridor » sont minuscules : l’un est encadré dans le miroir, les autres sont vus à travers les boiseries de l’antichambre au point que le trio semble en voie de désincarnation avancée : laquelle est simplement arrivée à son terme dans les « Pantoufles ».

Les animaux

Le chien, le chat, la perruche et sa cage n’ont aucun équivalent dans les « Pantoufles », ce qui est logique dans la cas d’une maison plus modeste. Malheureusement, donc, pas de métaphore animale pour nous mettre sur la voie.


L’analyse des objets nous laisse sur notre faim.

Dans ceux qui sont communs aux deux oeuvres, certains sont employés dans une symbolique différente : balai-gardien ou balai-propreté ; miroir plein ou miroir vide. D’autres semblent relever d’une intention commune : sous-entendu galant dans la lettre de l’escalier ou dans le cahier de musique.

Les trois objets spécifiques aux « Pantoufles » sont tous chargés d’un message ambigu :

  • pantoufles – propreté ou nudité,
  • torchon – pureté ou souillure ;
  • bougie – intellect ou sexe.

En prenant les objets globalement, il est possible néanmoins de déceler quelques tendances.

  • Les objets spécifiquement masculins (la carte géographique) sont absents. Les deux personnages montrés dans le « tableau dans le tableau », une dame et un enfant, nous orientent  vers un univers féminin.
  • Les quatre objets attribuables à  la Servante (balai/torchon et pantoufles/paillassons) se regroupent par paire, et tirent plutôt vers l’interprétation « propreté ».
  • Par contraste, les trois objets adjacents à la table, qui appartiennent visiblement à la maîtresse de maison, ont plutôt une connotation galante  : le miroir vide (coquetterie),  le carnet abandonné (plaisirs de la musique) et la bougie (activités nocturnes, désir assouvi).

L’impression d’ensemble est que les « Pantoufles » ne montrent pas un intérieur hollandais standard : la décoration,  le choix des objets, indiquent que nous sommes dans une maison d’un certain standing, probablement occupée par une Dame et sa Servante. A ce stade de l’analyse :

la Dame serait plutôt un oiseau de nuit porté à la coquetterie,

tandis que sa Servante fait régner l’ordre.


G M T

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