Quand la nuit tombe, je m'assieds face à l'ordi. J'enfile mes lunettes et allume la lampe. Silence. Je tape le mot de passe, enregistre un document Word: Relier les rives, titre sur l'écran.
Celle qui s'exprime ainsi s'appelle Lou-Anne Friol. Elle appartient aux services sociaux de la ville du bord du lac. Elle est l'une des deux voix de Relier les rives. Elle remplace, pendant ses vacances, Mme Lehner qui s'occupe des subventionnés, c'est-à-dire des habitations à loyer modéré helvétiques.
L'autre voix, c'est celle de Soraya, comme Lou-Anne l'appelle, une migrante, originaire de Jaffa, qui, partie de Zarka en Jordanie, où sa famille est passée, est arrivée en Suisse en 2002, via Istanbul, itinéraire connu désormais, avec son mari, Ali, et ses trois filles, Leïla, Nour et Yasmine.
Soraya, maintenant divorcée, habite seule un deux-pièces à l'étage, rue du Soleil, et travaille au rez, au tea-room. Mais elle va devoir partir parce que la maison va être vendue et démolie. C'est une lettre du proprio, d'octobre 2013, Monsieur Bonhôte, qui, sans ménagement, le lui a annoncé.
Début 2014, le tea-room est fermé. Soraya travaille dorénavant au Café du Commerce, à l'autre bout de la ville. Elle aide à la cuisine, à la plonge. Sinon, elle croit se libérer des affres de son existence par l'alcool, qu'elle écluse avec des potes et qui, certes, la désinhibe, mais aussi la perd.
Lou-Anne recourt à l'écriture, bulle à soi, liberté immense, aussi nécessaire que périlleuse dans [son] quotidien de femme active. Elle écrit sur Soraya et nourrit son récit de rencontres avec des personnes qui ont pu la côtoyer ici ou là, et de lieux qu'elle a fréquentés et sur lesquels elle se rend.
Devoir quitter son logement rend précaire la vie de Soraya. Elle peut toutefois compter sur l'amour de ses filles en dépit de leurs heurts, et sur l'aide d'amis: Ciro lui trouve une cave où s'abriter pendant un temps; Jock l'héberge dans son studio quelques nuits; Nicole lui permet quelques fois de se doucher chez elle.
Lou-Anne raconte donc Soraya et Soraya se raconte dans ce roman de Marie-Claire Gross. Et leurs deux récits se complètent: l'un parce qu'il est fruit d'une reconstitution pleine d'empathie pour celle qu'elle n'a pas rencontrée, l'autre celui d'un vécu plein de ces petits faits vrais, heureux ou malheureux, qui jalonnent l'existence d'une femme en galère.
Le lecteur ne doute donc pas un instant que cette histoire ne soit inspirée d'une histoire vraie. Et le titre du livre donne bien l'idée de son contenu, tentative réussie de réunir tout ce qui sépare, comme un pont peut relier deux rives, c'est-à-dire, métaphoriquement, leur permettre de se connaître.
Francis Richard
Relier les rives, Marie-Claire Gross, 136 pages Bernard Campiche Editeur