Challenge critique 2016 de l’Aica Caraïbe du Sud : Ricardo Ozier Lafontaine
par Michèle Arretche, amateur d’art
Ce que nous invite à voir Ricardo OZIER-LAFONTAINE est une peinture de paysage (mais tout est paysage nous dit DUBUFFET !). Construire un paysage, c’est construire le cheminement potentiel du regard du spectateur, être capable de l’inviter à entrer dans un lieu d’apaisement ou d’inquiétude, de dialogue ou de résistance.
Ricardo donne à voir un monde, un paysage émancipé, autonome. Ce monde est celui de l’artiste et par extension devient aussi le nôtre « spectateurs ». Mais est-ce vraiment à voir un paysage que nous invite l’artiste ? Ou ce qui l’intéresse c’est d’inventer un nouveau langage pictural, et qu’en somme ce qui compte pour lui ce sont le dessin et la peinture !
En donnant comme titres à ces séries : Topographie de l’en-dedans vu du dedans, et topographie de l’en-dedans vu du dehors l’auteur nous propose son point de vue, soit celui du médecin endoscopiste, soit celui du géographe cartographe !
Les tableaux que nous avons vus sont « All over » (occupation totale de la surface du tableau, sans hiérarchie spatiale), d’où la difficulté ou l’impossibilité de fixer un point précis, l’œil est maintenu en mouvement ou se fixe sur certains indices. Est-ce que le point rouge, qui d’après Ricardo scelle l’œuvre, est là pour servir de fin ou de commencement à l’errance du regard ?
On est invité à se perdre dans la jungle de Ricardo comme dans celle de Wilfredo LAM, mais une jungle que l’on aurait vidé de sa couleur pour ne rien céder à l’exotisme.
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Cette jungle est habitée d’êtres hybrides, de drôles de zigues.
Il les nomme des Zigidis. Ni mâles ni femelles, ils sont peut être issus d’une syzygie hermaphrodite, appelés à participer à une danse endiablée, rythmée : Zigidi, zigidaw ! Zigidi, zigidaw ! Ces êtres, d’après Ricardo, ont des spécificités : les Zigidis sont assez clairs, assez vides, les Zigidaw sont plus denses, ont plus d’ombres, plus de caractères. J’y perçois des influences césairiennes – « la mer de palais qui déferle sous la syzygie suppurante des ampoules » (Aimé CESAIRE, Cahier du retour au pays natal)– ainsi que des rythmes afro-cubains ! (J.P. MARTHELY chanteur de zouk martiniquais introduit cette onomatopée dans une de ses chansons « On s’est croisé un jour d’été / Tu m’as donné ton amitié / Depuis je pense à toi jour après jour. Par un réveil ensoleillé/ Tu m’as comblé de ton amour / Depuis tu es dans mon cœur/ Zigidaw »
Dans certaines œuvres le fond est blanc et les créatures semblent se mouvoir en plein jour, dans d’autres, plus récentes, le fond est noir et les créatures y deviennent nocturnes.
Ce fond noir peut être uni, donnant d’ailleurs des difficultés de réalisation afin d’obtenir une surface mate, lisse, uniforme résistant à l’enroulement nécessaire des toiles entre deux mises sur châssis.
Mais le fond noir peut aussi comporter des reliefs, noirs sur noirs, petits points ou signes plus importants. Petits points qui ne sont pas sans évoquer les « chasseurs de rêve » que sont les artistes Aborigènes d’Australie.
Mais bien d’autres êtres peuplent les tableaux ou les mondes de Ricardo OZIER-LAFONTAINE.
Des poissons, nombreux, suggérant l’élément liquide, des fleuves et des mers bordés de plages, de rivages.
Des bêtes à 3 pattes, à 4 pattes, à 2 pattes sorties de l’eau comme des têtards ou des spermatozoïdes ! Les formats carrés des toiles, avec souvent un cercle inscrit, nous obligent à penser à des gestations grouillantes. Beaucoup de ces naissances errent dans des impasses labyrinthiques sans espoir d’évasion ou se contentent de leur espace clos, de leur jardin clos. « Ma sœur, mon Epouse, tu es un jardin clos, une source close; et une fontaine cachetée »
Comment en est-il arrivé là ?
Ricardo nous dit avoir été baigné dans l’atelier familial de sa mère artiste peintre (Ghislaine OZIER LAFONTAINE), elle a eu une importance capitale dans son éveil artistique et c’est avec elle qu’il a parallèlement découvert l’art des amérindiens et la liberté de création sans contraintes.
Les civilisations africaines et amérindiennes ont toujours été pour les sociologues Louis-Félix et Ghislaine OZIER-LAFONTAINE un terrain d’expérimentation et de recherche.
Ecritures intérieures
Il suit cependant une formation de graphiste à l’ISCOM Paris qui transparait dans la technique de son travail.
Mais il ne restera pas dans la publicité ni en Europe d’ailleurs et c’est vers la Caraïbe et l’étude des rythmes afro-cubains que se dirige notre jeune homme. Il y recevra le choc de la Santeria, y découvrira la force du syncrétisme, le sens de la sémiologie caribéenne et arawak et le rythme importé d’Afrique que nous avons vus dans l’analyse de ses œuvres.
L’initiation à la Santeria lui fera découvrir les Orishas et il les emmènera à cohabiter, interagir et à dialoguer avec les « zémis » des Amérindiens. Dans son œuvre le vivant matérialisé et le vivant invisible se côtoient continuellement.
De retour en Martinique en 2013 c’est une carrière de travailleur social qu’entreprend Ricardo. Il s’efforce de faire coïncider ses connaissances artistiques avec la générosité et l’engagement politique qui le caractérisent et c’est par le biais d’ateliers d’arts plastiques qu’il tente de venir en aide aux enfants « cassés » de la Martinique, dont il a la charge, en leur fournissant ce médium pour pallier leurs manques de mots réparateurs.
Quelqu’un a fait remarquer que le point rouge qui scelle ses tableaux fait penser à un scellé judiciaire ! La boucle est bouclée et l’artiste ne fait qu’un !
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Depuis 2013 également il rompt avec la mise en avant de la culture amérindienne. Son travail actuel commence par une sorte de dessin automatique ou semi-automatique qui lui permet de révéler les écritures intérieures « volonté de tenter de me départir de tous les cadres socio-culturels qui animent ma création »
Il y a aussi une volonté d’universaliser sa peinture et il fait référence à Ernest BRELEUR dont il a été l’élève (manifeste de rupture avec le groupe Fwomajé -1989).
En 2014 il a présenté une exposition à l’Espace d’Art Contemporain 14°N 61°W en Martinique sous le titre « Attrape rêves ». Il s’agit de grands tableaux verticaux de 200×122 cm, technique mixte sur bois, dont la surface est divisée en 2 parties à peu près égales. Dans la partie du haut est dessiné un cercle (l’attrape rêve proprement dit) et dans la partie du bas sont suspendus des médaillons. Le fond est traité de couleurs chatoyantes, de grattages, d’apposition de matières et habité des créatures et des signes propres au syncrétisme de Ricardo.
On est bien sûr séduit par la profusion de lumière, d’enluminure, de pigments, d’oriflammes, de couleurs qui chantent dans ces toiles !
Et là se cache un piège, celui de l’exotisme, voire du « doudouïsme », ce que Ricardo dénonce comme un embourgeoisement du goût, une « vision trop communément admise d’un lieu Martinique exotique et fleuri et qui exclut toute tentative de restituer la complexité, la diversité et la richesse de notre réalité sociale, culturelle et économique pourtant relativement sinistrée à ce jour»
La solution viendra, comme souvent, d’un événement de la vie et de la nécessité de nombreux voyages en avion entre la Martinique et le Danemark où étudie sa compagne. Les longues escales, le peu de matériel disponible l’entraîne à s’exprimer sur des supports papier de 30×40 cm avec des feutres « Molotow» noirs de différents diamètres. Il retrouve alors la force du noir et blanc, souvent associé dans nos sociétés à la notion de deuil et de mort, mais aussi la modernité de cette bichromie. Il y trouvera aussi le retour vers le dessin, avec des aplats simples et automatiques qui lui permettent de révéler ses écritures intérieures. Mais surtout l’essentiel le dessin et la peinture !
Plus de 100 dessins naîtront de ces voyages.
Et l’idée viendra de s’exprimer dans les plus grands formats (200×200 cm) dont nous avons parlé en commençant ce texte, dans un esprit de tapisserie, qu’il travaille à l’aveugle, au sol, en déroulant progressivement ses toiles. Les détails seront ajoutés ensuite au mur.
On retrouve dans ce travail un esprit bande dessinée, graffiti, street art.
Mais nous voilà aussi au cœur d’une démarche artistique où l’on peut voir des liens avec des artistes contemporains comme Jean DUBUFFET : le paysage global « tout peut être paysage ». Par exemple dans la toile « houle du virtuel » des motifs aux lignes sinueuses, comme autant de cellules qui s’imbriquent à l’infini, forment un réseau inextricable de formes étranges. Celles-ci sont courbes, presque dansantes ; comme des images issues des rêves, elles charment, hypnotisent, illusionnent. Expressions de l’inconscient ? Du désordre du monde ? « Reste à savoir si une œuvre d’art requiert d’être bien élucidée ou si elle ne requiert pas plutôt de ne pouvoir l’être (…) qu’aucune étude, si minutieusement qu’on la conduise, ne puisse entamer son pouvoir d’intriguer et de dépayser, de manière qu’elle demeure une question et non une réponse. »
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