Mais il m'est arrivé de croiser plusieurs autres de ses livres dans ma profession de critique littéraire, au fil des années qui passaient, et j'ai tenté de leur rendre justice.
L'histoire n'est pas finie, semble-t-il, puisque Le bateau ivre, maison attachée à l'oeuvre de Jacques Perry dont elle a réédité une partie, a prévu de publier, cette année, un nouveau titre, Nô. Jacques Perry avait 94 ans.
Et j'ai envie de vous dire simplement: lisez-le. Les titres dont je parle ci-après et les autres. Il ne m'a jamais déçu. Alcool vert (1989) Il y a, chez Jacques Perry, quelque chose de Dieu. Ou du Diable. Il est en tout cas de ces romanciers qui parviennent à créer complètement leurs personnages, à leur donner corps et esprit, puis à les faire vivre devant nous si réellement que nous penserons ensuite les avoir rencontrés. C’est le cas, une fois encore, de Sven Harksjœld, ce jeune Suédois arrivé au Brésil sans très bien savoir ce qu’il va y devenir, et qui découvre en lui une pulsion de meurtre. Sans rien expliquer, avec quelques souvenirs d’enfance, le narrateur retrouve dans son passé les origines du plaisir qu’il peut prendre à tuer… Cet Alcool vert qui rend fou donne au nouveau roman de Jacques Perry une couleur à laquelle la lumière de l’instant donne un ton maladif ou, au contraire, joyeux. Mais l’alternance entre le malheur et le bonheur ne correspond pas vraiment à la logique habituelle, et il faut donc se glisser dans la peau de Sven pour le comprendre. Ce que l’auteur fait pour nous avec son talent habituel, cédant une fois de plus – on ne pensera pas à le lui reprocher – à son goût de raconter des histoires. En particulier celles qui concernent des êtres au bord d’un gouffre insondable. Avec la question : s’y laisseront-ils tomber pour savoir, l’espace d’un instant, ce qu’il contient ?
Les taches du léopard (1993) Qu’est-ce qu’un homme ? Le produit de ses origines ? Celui des événements survenus dans sa vie ? Les deux ? Et quand, parmi ces événements, prend place la découverte d’une énorme surprise à propos de ses origines ?… Jacques Perry, qui n’adore rien tant que l’intrusion dans la vie privée de ses personnages – souvenons-nous de l’extraordinaire « Ile d’un autre » –, joue encore une fois à leur inventer des vies qui ne sont pas les leurs, mais qui auraient pu l’être. Il en faut peu au lecteur pour imaginer que l’auteur en profite, accessoirement – ou principalement –, pour se donner la possibilité d’investir d’autres identités. Jacques Perry fait tout pour que cette idée s’insinue chez celui qui fréquentera Les taches du léopard : Jean Pontrieux (vous avez dit J.P. ?) est un écrivain dont, pour ce que nous en savons, l’œuvre pourrait être celle de Jacques Perry. Quant à la vie privée, les rapprochements sont moins évidents et devraient, quoi qu’il en soit, être réservés à ses proches. Toujours est-il que cet effet donne l’impression de connaître le narrateur, et tant pis, ou tant mieux, si Jacques Perry l’avait imaginé différent de lui. Jean Pontrieux croit savoir à peu près qui il est, s’agissant en tout cas de ses origines. Pour les événements de sa vie, il s’estime encore, à soixante ans, capable de se surprendre par des coups de cœur assez vifs pour se transformer, le cas échéant, en coups de désir auxquels on n’évitera pas nécessairement de répondre. Il vit cependant une relation forte et douce avec Sophie, la compagne avec laquelle il a des enfants, et qui a le partage si bon… Jacques Perry, une fois encore, nous prend par sa sensualité. Peu d’écrivains sont capables comme lui de dire sans insister, mais avec l’impression d’accomplir en le disant le geste de la main qui convient exactement, le creux d’une nuque ou la courbe d’une hanche : Jacques Perry est un gourmand des corps de femmes et toujours sa passion de celles-ci emporte ses récits dans des glissements inattendus. Pour prolonger la confusion entre l’auteur et son personnage, on expliquerait volontiers que ce goût lui vient d’un parent – c’est un personnage du roman. Damien Dussart, qui était gynécologue au milieu du siècle dernier, avait pour les femmes un appétit sinon plus grand au moins plus avoué, dans une correspondance où Jean Pontrieux, à son grand dépit, retrouve des attitudes qui sont les siennes. Doit-il renier cette part de lui-même qui le renvoie à un homme pour lequel il ne se sent pas grande estime, ou bien peut-il accepter cette « anormalité » qui fait de lui, et de ses frères et sœur, les descendants d’un couple incestueux sans le savoir ? Entre nature et culture, Jacques Perry laisse son narrateur dans le trouble pas toujours délicieux qui est lié à quelque indéfinissable culpabilité venue de loin. Un proverbe bantou, cité en épigraphe, dit : « L’héritier du léopard hérite aussi de ses taches. » C’est tout le problème. Mais, en définitive, qu’importe ? Il s’agit d’un roman, non ? Et Jacques Perry nous a encore pris dans ses filets, à croire que sa gourmandise inclut aussi l’absorption des lecteurs…
Le gouverneur des ruines (2003) A Jacques Perry, il suffit d’un prix littéraire par décennie, ou presque, pour continuer à exister : le prix Renaudot en 1952 (L’amour de rien), celui des Libraires en 1966 (Vie d’un païen), du Livre Inter en 1976 (Le ravenala ou l’arbre du voyageur), des Bouquinistes en 1995 (Le cœur de l’escargot). Ses lecteurs pensent que c’est bien peu, qu’il aurait mérité un éclairage plus vif, et que la récompense la plus récente a même quelque chose d’inquiétant : les bouquinistes ne sont-ils pas ceux qui continuent à faire vivre des livres épuisés ? Epuisé, Jacques Perry est loin de l’être, c’est heureux pour nous. Et, s’il use ses éditeurs (le Rocher est le onzième), il réjouit ceux qui le retrouvent avec Le gouverneur des ruines – en espérant que le cercle continuera à s’agrandir, parce qu’il y a du plaisir à partager. Ecrivain d’une sensualité diffuse qui sourd de tous les gestes et se traduit en phrases souples, Jacques Perry a le bonheur communicatif, même s’il connaît les limites des hommes quand leurs aspirations se heurtent aux contraintes sociales. Denis Delorme est-il nommé conservateur du château de Montceaux ? Le titre ne peut être utilisé puisque le ministre (Malraux, de toute évidence) lui précise : « C’est un abus de pouvoir caractérisé que de vous nommer, si jeune, à cette fonction inexistante. » En outre, malgré l’état des bâtiments pour lesquels une restauration ne serait pas un luxe, Denis Delorme n’a absolument rien à faire – que d’être là. « “Faites-vous oublier”, m’a dit le ministre. Je deviens arbre et pierre. » Il se promène, il observe et admire : « Plus je regarde mes ruines, à toutes les heures du jour (et de la nuit, quand elles sont visibles grâce à la lune), plus je me persuade qu’elles sont infiniment plus belles et émouvantes que l’ancien château des reines. A Montceaux, j’ai surtout le sentiment que les démolisseurs ont fait preuve d’un goût et d’un sens du désordre exquis en laissant debout les morceaux les plus nobles. » Une menace plane cependant sur les lieux : une idée de lotissement, cent trente maisons sur le terrain du château. Si ce n’est pas pour tout de suite, la transition est assurée par les Japonais de Culture et Nature, envahissants. De la contemplation, Denis Delorme doit passer à l’action pour écarter tous les dangers. Une orientation nouvelle naît au hasard des circonstances – on apprendra ensuite que le hasard, en réalité, n’est pour rien dans ce qui va se produire. Un Béninois nettoyeur de graffiti est l’homme par qui tout arrive : la rencontre de deux Antillaises qui vivent la fête dans leur corps et s’offrent généreusement. Comme un rêve d’utopie moderne, une communauté s’installe progressivement, dans une liberté mesurée à l’aune de soucis écologiques. Des déshérités ont redonné un sens à leur vie, Denis peut être content de lui. Mais il ne tarde pas à considérer l’association comme une autre forme d’envahissement, comparable à un lotissement ou à des Japonais. Il faut, comme le Béninois, s’en faire une raison : « — Ecoutez, c’était le paradis et j’ai voulu partager le paradis, mais c’est juste assez grand pour vous. Nous autres, on est bizarres dans le paysage, je m’en suis rendu compte. » Des années passent ainsi, pleines de moments forts, exaltants ou décevants. Au moins, Denis a essayé de vivre intensément. Et il finira par trouver la paix.
Oda (2005) Dans les sciences exactes, le regard de l’expérimentateur peut modifier l’expérience. Que dire alors de la vie ? Quand un écrivain décide de s’emparer d’un personnage, il pénètre dans l’intimité d’une femme, puis de son compagnon, puis de sa sœur, déclenchant des réactions en chaîne imprévisibles. Y compris chez lui-même, victime de ses propres machinations. L’observation neutre est un leurre auquel le narrateur se laisse prendre et dans les filets de laquelle le lecteur est emprisonné.
Fringales (2006) L’homme sans nom qui vit dans les bois s’est coupé du monde. Il n’est pas pour autant vierge de tout désir. Sa visiteuse régulière n’est pas belle mais elle lui apporte de pleins paniers de victuailles. Jacques Perry renoue les liens anciens entre le sexe et la nourriture. Ses nœuds ont quelque chose d’original : ils sont presque vivants, se défont et se reconstituent sans cesse. Comme la relation entre Anna et l’homme des bois, qui se relâche parfois. Avant de se resserrer, avec ou sans les vivres sortis du supermarché. Un vigile noir veille sur le magasin, console parfois Anna, apporte aussi des provisions à l’ermite. Il est beaucoup plus qu’un membre de la sécurité : il est celui qui sait tout et infléchit parfois le récit d’une manière discrète. Le personnage principal, jamais nommé, hésite entre confiance et défiance par rapport à lui. De la même manière que, sans vouloir retourner vers une ancienne vie qu’on devine plus faste, il éprouve parfois la tentation de rompre avec sa situation actuelle, trop dépendante d’Anna.
Dans un registre minimaliste, Jacques Perry fait merveille. Le repas est léger mais roboratif.