J'ai découvert Jacques Perry tardivement, la faute à une histoire de générations. Quand il a reçu le Prix Renaudot pour L'amour de rien, en 1952, je n'étais pas né. Je l'ai découvert avec un livre que je n'ai plus en ma possession et qui m'a véritablement transporté. C'était L'île d'un autre, en 1979. J'en garde un souvenir ébloui, et je m'étais fait la promesse de lire ses livres plus anciens. Promesse non tenue, le temps manque toujours et il y a tant à lire.
Mais il m'est arrivé de croiser plusieurs autres de ses livres dans ma profession de critique littéraire, au fil des années qui passaient, et j'ai tenté de leur rendre justice.
L'histoire n'est pas finie, semble-t-il, puisque Le bateau ivre, maison attachée à l'oeuvre de Jacques Perry dont elle a réédité une partie, a prévu de publier, cette année, un nouveau titre, Nô.
Jacques Perry avait 94 ans.
Et j'ai envie de vous dire simplement: lisez-le. Les titres dont je parle ci-après et les autres. Il ne m'a jamais déçu.
Alcool vert (1989)
Il y a, chez Jacques Perry, quelque chose de Dieu. Ou du
Diable. Il est en tout cas de ces romanciers qui parviennent à créer
complètement leurs personnages, à leur donner corps et esprit, puis à les faire
vivre devant nous si réellement que nous penserons ensuite les avoir rencontrés.
C’est le cas, une fois encore, de Sven Harksjœld, ce jeune Suédois arrivé au
Brésil sans très bien savoir ce qu’il va y devenir, et qui découvre en lui une
pulsion de meurtre.
Sans rien expliquer, avec quelques souvenirs d’enfance, le
narrateur retrouve dans son passé les origines du plaisir qu’il peut prendre à
tuer…
Cet Alcool vert qui rend fou donne au nouveau roman de
Jacques Perry une couleur à laquelle la lumière de l’instant donne un ton
maladif ou, au contraire, joyeux. Mais l’alternance entre le malheur et le
bonheur ne correspond pas vraiment à la logique habituelle, et il faut donc se
glisser dans la peau de Sven pour le comprendre. Ce que l’auteur fait pour nous
avec son talent habituel, cédant une fois de plus – on ne pensera pas à le lui
reprocher – à son goût de raconter des histoires. En particulier celles qui
concernent des êtres au bord d’un gouffre insondable. Avec la question : s’y
laisseront-ils tomber pour savoir, l’espace d’un instant, ce qu’il contient ?
Les taches du léopard (1993)
Qu’est-ce qu’un homme ? Le produit de ses origines ?
Celui des événements survenus dans sa vie ? Les deux ? Et quand, parmi
ces événements, prend place la découverte d’une énorme surprise à propos de ses
origines ?… Jacques Perry, qui n’adore rien tant que l’intrusion dans la
vie privée de ses personnages – souvenons-nous de l’extraordinaire « Ile d’un
autre » –, joue encore une fois à leur inventer des vies qui ne sont pas les
leurs, mais qui auraient pu l’être. Il en faut peu au lecteur pour imaginer que
l’auteur en profite, accessoirement – ou principalement –, pour se donner la
possibilité d’investir d’autres identités. Jacques Perry fait tout pour que
cette idée s’insinue chez celui qui fréquentera Les taches du léopard : Jean Pontrieux (vous avez dit J.P. ?)
est un écrivain dont, pour ce que nous en savons, l’œuvre pourrait être celle
de Jacques Perry. Quant à la vie privée, les rapprochements sont moins évidents
et devraient, quoi qu’il en soit, être réservés à ses proches. Toujours est-il
que cet effet donne l’impression de connaître le narrateur, et tant pis, ou
tant mieux, si Jacques Perry l’avait imaginé différent de lui.
Jean Pontrieux croit savoir à peu près qui il est, s’agissant
en tout cas de ses origines. Pour les événements de sa vie, il s’estime encore,
à soixante ans, capable de se surprendre par des coups de cœur assez vifs pour
se transformer, le cas échéant, en coups de désir auxquels on n’évitera pas nécessairement
de répondre. Il vit cependant une relation forte et douce avec Sophie, la
compagne avec laquelle il a des enfants, et qui a le partage si bon… Jacques
Perry, une fois encore, nous prend par sa sensualité. Peu d’écrivains sont
capables comme lui de dire sans insister, mais avec l’impression d’accomplir en
le disant le geste de la main qui convient exactement, le creux d’une nuque ou
la courbe d’une hanche : Jacques Perry est un gourmand des corps de femmes
et toujours sa passion de celles-ci emporte ses récits dans des glissements
inattendus.
Pour prolonger la confusion entre l’auteur et son personnage,
on expliquerait volontiers que ce goût lui vient d’un parent – c’est un
personnage du roman. Damien Dussart, qui était gynécologue au milieu du siècle
dernier, avait pour les femmes un appétit sinon plus grand au moins plus avoué,
dans une correspondance où Jean Pontrieux, à son grand dépit, retrouve des
attitudes qui sont les siennes. Doit-il renier cette part de lui-même qui le
renvoie à un homme pour lequel il ne se sent pas grande estime, ou bien peut-il
accepter cette « anormalité » qui fait de lui, et de ses frères et sœur,
les descendants d’un couple incestueux sans le savoir ?
Entre nature et culture, Jacques Perry laisse son narrateur
dans le trouble pas toujours délicieux qui est lié à quelque indéfinissable
culpabilité venue de loin. Un proverbe bantou, cité en épigraphe, dit : « L’héritier du léopard hérite aussi de
ses taches. » C’est tout le problème. Mais, en définitive, qu’importe ?
Il s’agit d’un roman, non ? Et Jacques Perry nous a encore pris dans ses
filets, à croire que sa gourmandise inclut aussi l’absorption des lecteurs…
Le gouverneur des ruines (2003)
A Jacques Perry, il suffit d’un prix littéraire par décennie,
ou presque, pour continuer à exister : le prix Renaudot en 1952 (L’amour de rien), celui des Libraires en
1966 (Vie d’un païen), du Livre Inter
en 1976 (Le ravenala ou l’arbre du
voyageur), des Bouquinistes en 1995 (Le
cœur de l’escargot). Ses lecteurs pensent que c’est bien peu, qu’il aurait
mérité un éclairage plus vif, et que la récompense la plus récente a même
quelque chose d’inquiétant : les bouquinistes ne sont-ils pas ceux qui
continuent à faire vivre des livres épuisés ?
Epuisé, Jacques Perry est loin de l’être, c’est heureux pour
nous. Et, s’il use ses éditeurs (le Rocher est le onzième), il réjouit ceux qui
le retrouvent avec Le gouverneur des
ruines – en espérant que le cercle continuera à s’agrandir, parce qu’il y a
du plaisir à partager.
Ecrivain d’une sensualité diffuse qui sourd de tous les
gestes et se traduit en phrases souples, Jacques Perry a le bonheur
communicatif, même s’il connaît les limites des hommes quand leurs aspirations
se heurtent aux contraintes sociales.
Denis Delorme est-il nommé conservateur du château de
Montceaux ? Le titre ne peut être utilisé puisque le ministre (Malraux, de
toute évidence) lui précise : « C’est
un abus de pouvoir caractérisé que de vous nommer, si jeune, à cette fonction
inexistante. » En outre, malgré l’état des bâtiments pour lesquels une
restauration ne serait pas un luxe, Denis Delorme n’a absolument rien à faire –
que d’être là. « “Faites-vous
oublier”, m’a dit le ministre. Je deviens arbre et pierre. »
Il se promène, il observe et admire : « Plus je regarde mes ruines, à toutes
les heures du jour (et de la nuit, quand elles sont visibles grâce à la lune), plus
je me persuade qu’elles sont infiniment plus belles et émouvantes que l’ancien
château des reines. A Montceaux, j’ai surtout le sentiment que les démolisseurs
ont fait preuve d’un goût et d’un sens du désordre exquis en laissant debout
les morceaux les plus nobles. »
Une menace plane cependant sur les lieux : une idée de
lotissement, cent trente maisons sur le terrain du château. Si ce n’est pas
pour tout de suite, la transition est assurée par les Japonais de Culture et
Nature, envahissants. De la contemplation, Denis Delorme doit passer à l’action
pour écarter tous les dangers. Une orientation nouvelle naît au hasard des
circonstances – on apprendra ensuite que le hasard, en réalité, n’est pour rien
dans ce qui va se produire.
Un Béninois nettoyeur de graffiti est l’homme par qui tout
arrive : la rencontre de deux Antillaises qui vivent la fête dans leur
corps et s’offrent généreusement. Comme un rêve d’utopie moderne, une
communauté s’installe progressivement, dans une liberté mesurée à l’aune de
soucis écologiques. Des déshérités ont redonné un sens à leur vie, Denis peut
être content de lui. Mais il ne tarde pas à considérer l’association comme une
autre forme d’envahissement, comparable à un lotissement ou à des Japonais. Il
faut, comme le Béninois, s’en faire une raison :
« — Ecoutez,
c’était le paradis et j’ai voulu partager le paradis, mais c’est juste assez
grand pour vous. Nous autres, on est bizarres dans le paysage, je m’en suis
rendu compte. »
Des années passent ainsi, pleines de moments forts, exaltants
ou décevants. Au moins, Denis a essayé de vivre intensément. Et il finira par
trouver la paix.
Oda (2005)
Dans les sciences exactes, le regard de l’expérimentateur
peut modifier l’expérience. Que dire alors de la vie ? Quand un écrivain
décide de s’emparer d’un personnage, il pénètre dans l’intimité d’une femme, puis
de son compagnon, puis de sa sœur, déclenchant des réactions en chaîne
imprévisibles. Y compris chez lui-même, victime de ses propres machinations. L’observation
neutre est un leurre auquel le narrateur se laisse prendre et dans les filets
de laquelle le lecteur est emprisonné.
Fringales (2006)
L’homme sans nom qui vit dans les bois s’est coupé du monde.
Il n’est pas pour autant vierge de tout désir. Sa visiteuse régulière n’est pas
belle mais elle lui apporte de pleins paniers de victuailles. Jacques Perry
renoue les liens anciens entre le sexe et la nourriture. Ses nœuds ont quelque
chose d’original : ils sont presque vivants, se défont et se reconstituent
sans cesse. Comme la relation entre Anna et l’homme des bois, qui se relâche
parfois. Avant de se resserrer, avec ou sans les vivres sortis du supermarché.
Un vigile noir veille sur le magasin, console parfois Anna, apporte
aussi des provisions à l’ermite. Il est beaucoup plus qu’un membre de la
sécurité : il est celui qui sait tout et infléchit parfois le récit d’une
manière discrète. Le personnage principal, jamais nommé, hésite entre confiance
et défiance par rapport à lui. De la même manière que, sans vouloir retourner
vers une ancienne vie qu’on devine plus faste, il éprouve parfois la tentation
de rompre avec sa situation actuelle, trop dépendante d’Anna.
Dans un registre minimaliste, Jacques Perry fait
merveille. Le repas est léger mais roboratif.