Soleils-filaments
au-dessus du désert gris-noir.
Une pensée à hauteur
d’arbre
attrape le son de lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes. (1)
Paul Celan, la poésie, la musique organise la réflexion en trois temps. Le premier se focalise sur la poétique celanienne en analysant la place de la référence musicale dans sa poésie ; le deuxième propose des extraits largement inédits de la correspondance de Celan avec plusieurs compositeurs contemporains, en version bilingue, ainsi qu’une anthologie de poèmes qui évoquent la musique ; enfin, le troisième temps s’arrête plus spécifiquement sur les mises en musique de sa poésie, en proposant une analyse détaillée de plusieurs œuvres et en questionnant de manière plus globale les raisons de l’attention particulière des compositeurs pour le poète.
Le nom et l’œuvre de Paul Celan demeurent étroitement attachés à la question de la poésie d’après-guerre, en écho à la célèbre assertion d’Adorno selon laquelle « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Bonnet et Marteau montrent comment Celan, survivant de l’entreprise d’extermination – ses parents n’ont pas eu cette chance –, propose et travaille une conception singulière de la poésie, qui consacre l’impossibilité de s’inscrire dans la tradition lyrique du beau chant (« Wohlklang »). Il n’est plus possible en effet de « chanter d’une voix claire » après le désastre : toute tentation lyrique apparaîtrait comme un scandale et à vrai dire, comme le poète en témoigne dans une lettre à Klaus Demus, les oiseaux celaniens « chantent rarement […], toujours plus rarement ». À cela, il faudrait substituer une vision du poème comme Dichtung, c’est-à-dire comme « écriture resserrée au plus près d’une existence singulière (il y a ich dans Dichtung) et d’un travail de la lettre qui invite à éviter tout épanchement lyrique au profit d’un repli vers l’obscurité et le silence (2) ». Il s’agit, en d’autres termes, d’écrire une poésie qui tienne compte de ce qui a eu lieu, qui ne soit pas oublieuse de l’horreur – une poésie donc, qui ne soit pas celle des « rossignols et des grives », comme Celan l’écrit dans une note préparatoire à Renverse du souffle (1967), mais qui s’inscrive contre elle, qui la renverse. Au profit de quoi ? D’une contre-parole (« Gegenwort ») consciente, qui puisse réunir les conditions de son émergence dans la langue même des bourreaux, depuis « les mille ténèbres de paroles porteuses de mort » (Le Méridien), pour faire l’objet d’une réinvention et devenir, ce faisant, l’instrument d’une libération dans et par le langage. Cela suppose de « changer de clé » (« Mit wechselndem Schlüssel » est le nom d’un poème du recueil De Seuil en seuil), comme le sous-titre de l’ouvrage de Bonnet et Marteau le rappelle : comprenons de refuser un discours réconciliateur et lénifiant sur les pouvoirs de l’art, pour s’inscrire au cœur compact et condensé du sombre (« Dunkel ») et révéler une réalité qui vient contredire toute prétention au lyrisme. Mais cela ne signifie pas nécessairement pour autant de renoncer au chant : les auteurs montrent que Celan n’a cessé d’interroger sa vie durant cette possibilité, fût-ce pour en constater la foncière impasse. Car peut-être y a-t-il « encore des lieder à chanter » (« Es sind noch Lieder zu singen ») : quand bien même le poète s’inscrirait contre une certaine conception du lyrisme, l’intuition persistante qu’il existe un « reste chantable » (« Singbarer rest ») oblige à ne pas se détourner d’une dimension possiblement musicale de la poésie : « le refus celanien du lyrisme n’est donc pas celui de la musique(3) ».
Au-delà des enjeux proprement poétiques de l’écriture celanienne, la représentation de la musique dans son œuvre apparaît fondamentalement ambivalente, comme le rappelle Frédéric Marteau. D’un côté en effet, elle semble à jamais pervertie, monstrueuse, comme en témoigne l’évocation insoutenable de cet orchestre juif qui aurait été contraint de jouer des tangos pendant les sélections des déportés pour les chambres à gaz ; ce fait réel trouve à se prolonger dans certains extraits du célèbre poème Todesfuge (« Fugue de mort ») :
il siffle pour appeler ses Juifs
et fait creuser
une tombe dans la terre
il ordonne jouez et qu’on y danse (4)
La complicité de la musique avec l’horreur suffit à la discréditer. Mais de l’autre, elle demeure le signe d’une mémoire encore active, notamment à travers les nombreuses évocations de la chanson et de la musique populaire qui font retour dans l’œuvre de Celan, portant la réminiscence d’une époque d’avant la déportation et se transformant ainsi en l’instrument d’une anamnèse, inscrivant la conscience dans un temps vécu. Elle représente également, selon Marteau, une « utopie poétique », notamment dans la réflexion qu’elle oblige à porter sur les notions de rythme, de timbre ou d’accent. Cette ambivalence nous invite à garder présent à l’esprit que la poésie de Celan ne se détourne pas d’une interrogation sur le statut et les pouvoirs de la musique in dürftiger Zeit. D’autant qu’il n’y a qu’une lettre à intervertir pour changer le Lied en Leid, la musique en douleur : si dans le chant gît la douleur profonde, comme le veut Eichendorff (« im Lied das tiefe Leid »), alors celui-ci n’est peut-être plus coupable de complicité avec l’horreur et peut redevenir un méridien susceptible de nous guider dans le sombre. Il ne s’agit pas de prétendre que la poésie de Celan serait « musicale » du point de vue de ses sonorités, mais, dans une approche héritée d’Adorno, de montrer qu’elle se rapproche de la musique dans les conditions mêmes de son émergence et de sa signifiance, en ce sens que les sons, « s’ils ne signifient rien, sont gorgés d’intentions sans cependant pouvoir les dire (5) ».
Dès lors, la dernière partie de l’ouvrage s’aventure, après un prélude théorique d’Antoine Bonnet particulièrement fouillé sur la nature du lien qui unit les deux arts, à explorer l’ouverture proprement musicale que les poèmes de Celan ont suscité, à travers l’étude de quelques mises en musique, notamment par Aribert Reimann, Paul-Heinz Dittrich, Wolfgang Rihm ou Peter Ruzicka. Un catalogue en fin de volume liste les quelque trois cent cinquante adaptations musicales des poèmes. Il en ressort, au-delà de la diversité des approches exposées, une interrogation commune sur les conditions selon lesquelles la musique et la poésie peuvent malgré tout continuer à trouver une forme de légitimité par-delà la catastrophe. L’issue, de ce point de vue, est peut-être moins dans la réponse que dans la question elle-même : dans l’émergence d’œuvres sans cesse amarrées à « l’infini questionnement sur les conditions d’une pratique mettant en jeu les sons ou les mots (6) ». Dans cette perspective, Paul Celan, la poésie, la musique constitue une contribution décisive, dans la mesure où les auteurs de ce collectif nous aident à cartographier le traumatisme et à penser la création, tant du point de vue de la mise à jour d’une réflexion profonde et synthétique sur la poésie de Celan, que de celui d’une théorisation quasiment inédite par son ampleur sur les liens entre poésie et musique au XXe siècle. Un ouvrage académique indispensable, donc, pour quiconque s’intéresse à la question.
Thomas Le Colleter
1.Paul Celan, Renverse du souffle, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil, 2003, p. 24.
2.Antoine Bonnet et Frédéric Marteau (dir.), Paul Celan, la poésie, la musique. Avec une clé changeante, Paris, Hermann, 2015, p. 6.
3.ibid., p. 8.
4.Paul Celan, Pavot et mémoire, trad. V. Briet, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 85.
5.op. cit., p. 327.
6.ibid., p. 343.
Antoine Bonnet et Frédéric Marteau (dir.), Paul Celan, la poésie, la musique. Avec une clé changeante, Paris, Hermann, 2015, 590 p.