Rops est le premier à avoir compris l’exceptionnel potentiel symbolique et érotique de la Dame au Pantin, qu’il va développer à trois reprises, sur une dizaine d’années.
Dame au pantin et à l’éventail
Rops, 1873, Musée Rops, Namur
D’un regard intense, la Dame fixe le polichinelle ridicule avec ses membres grêles, ses gros sabots, sa ficelle qui pend, son plumet en berne, sa petite canne filiforme, et sa double excroissance hypertrophiée.
Armée de son éventail vertical, elle semble tester sur lui son Pouvoir : réanimer les marionnettes et redresser les bosses . Le profil de bouc de la table introduit une transitivité très fin de siècle :
si l’Homme est le Pantin de la Femme, la Femme est le Pantin du Diable [1].
La Dame au pantin
Rops, 1877, Collection Babut du Marès, Namur
Ici, elle a pris pleinement conscience de son pouvoir érectile, matérialisé par son bras gauche levé. Mais si l’Homme – car la marionnette porte maintenant monocle et haut-de-forme – veut grimper au ciel, encore doit-il payer le prix fort : des sous à en remplir une coupe, et aussi son coeur transpercé.
La fauconnière (the falconer)
Rops, non daté, National Gallery of Art, Washington
La même main brandit ici un faucon phallique. Nous nous rappelons alors la pluie de pièces de Danaë et sa signification séminale.
La question « Ubi Mulier ? Où est la femme ? » semble posée par le Sphinx. La réponse est donnée juste au dessus : « C’est une coupe mordue par un Serpent « .
Sur le bas-relief six autres pantins pendus à leur fil élèvent vers ce réceptacle un regard implorant :
- le sabreur rêve de le remplir de sang,
- le politicien de discours,
- le poète de vers,
- le financier d’or,
- le peintre de couleurs.
Mais c’est leur propre squelette qui les attend à droite, comme dans toute Danse Macabre.
« Ecce Homo (voici l’Homme) » désigne le seul véritable Maître du Jeu : le Démon. Car dans cette planche impitoyable, la marionnette, les cinq miniatures, le squelette et même le faune cornu sont tous frappés d’Impuissance.
Les rebuts (the dregs)
Harry Wilson Watrous, 1915, Collection privée
La même idée d’une infériorité radicale de tous les corps de métier – l’ouvrier, le violoniste et le peintre – ressurgira du temps des Garçonnes, de l’autre côté de l’Atlantique (voir Profils de femmes modernes)
La Dame au pantin
Rops, 1883-85, Collection privée
Destinée à illustrer Son Altesse la femme d’Octave Uzanne , ce troisième opus va développer pleinement ce qui était seulement suggéré dans les précédentes versions.
« Je penche pour la femme qui ouvre le ventre de son pantin duquel tomberait ou plutôt s’échapperait du son, des louis d’or, un coeur sanglant et quelques sonnets » Rops, Lettre à O.Uzanne [2]
Le Serpent d’Eden a grandi et est désormais identifié par sa pomme. La déchirure du Polichinelle, inexpliquée dans la version précédente, est justifiée par le poignard que la dame porte à la ceinture. Et c’est désormais de la main droite dégantée qu’elle exhausse (et exhauce !) le petit homme.
Ainsi s’introduisent les trois puissants thèmes du Péché, de la Castration et de la Masturbation réunis.
La Dame au pantin
Rops, 1883-85, Musée Rops Namur [3]
Dans cette version définitive, la Dame tient désormais le poignard de la main gauche. Son sein dénudé l’apparente à une amazone. Sa robe rouge sang remplace l’austère tenue de l’exécutrice précédente : ce n’est plus la Mort, mais la Vie pétante de santé qui sourit à sa victime en toute bonne conscience.
La frise est la même, mais inversée : il faut la lire de droite à gauche, jusqu’au squelette, à la question, et au point d’interrogation surmonté d’un nouvel arrivant, un crapaud.
Hélène Védrine [4] établit un rapprochement avec un emblème du début du XVIIème siècle :
Medio tutissimus ibis
Emblème d’après Vaenius, 1607, [5]
Ignorant la devise (Au milieu, tu iras en toute sécurité, Ovide, Métamorphoses, lI, 137), un homme portant un bonnet de fou court vers la Prodigalité qui l’attire avec ses espèces sonnantes, et s’éloigne de l’Avarice avec son sac plein et son crapaud à ses pieds.
« Doit-on penser résoudre ainsi la question que pose l’étrange batracien placé sur la dernière marche de la terrasse ? Serait-ce entre Avarice et Prodigalité que se trouve placé le petit Eros boufon et macabre qui est lui-même la devise ropsienne par excellence ? » [4]
Le crapaud est codifié comme emblème de l’Avarice dans l’édition de 1603 de l’Iconologie de Ripa, mais était connu bien avant :
L’avarice (détail)
Série des sept péchés capitaux, Pieter Brueghel l’Ancien, 1556-1557
Cliquer pour voir l’oeuvre en entier
Où l’on voit que la pluie d’or est aussi un symbole de l’Avarice, pourvu qu’elle tombe dans un sac.
La similarité de composition avec l’emblème de Vaenius pourrait donc bien n’être qu’une coïncidence. Le Fou avec sa marotte à tête de Mort se trouve juste sur l’axe du Crime, qui va de la Victime au Serpent, puis au Squelette, en suivant la chute des pièces d’or dont aucune ne s’échappe de la vasque :
la Femme Fatale n’est qu’Avarice.
Une fraise blanche de Pierrot rajoute un attribut supplémentaire de victime à cet Homme-miniature, qui n’a gardé du polichinelle de départ que la bosse : à savoir sa virilité devenue infirmité.
H. Védrine fait remarquer avec pertinence que la découpe de son ventre dessine un N majuscule, ce qui ferait référence à une autre série emblématique de Rops : celle des Naturalia.
Bien que cette série ne comporte pas à proprement parler de pantin, elle constitue clairement une variation et un prolongement du thème de la Femme Fatale brandissant une miniature.
Ad majorem diaboli gloriam
(à la plus grande gloire du Diable)
Rops, dessin, vers 1875
Le comble de la nudité, le squelette, révèle aussi la réalité du sexe féminin : à la fois vulve, ceinture de chasteté et face de Diable, brandie pour la plus grande gloire de celui-ci. L’obscénité procède ici par inversion (en détournant la devise des Jésuites) et par passage à la limite, (en poussant l’effeuillage jusqu’à l’os).
L’Humanité
Diaboli Virtus in Lombis, Saint Augustin
Rops, vers 1875
La citation : « La force du Diable est dans les reins » est en fait de Saint Jérôme ( Contra Jorimen, 2, 1. 2) mais Rops met couramment les Pères de l’Eglise dans le même sac. Les trois têtes de mort, de singe, et de Beethoven prouvent que toute l’Evolution ne peut rien contre la vérité des lombes. La Femme est une décapitatrice innocente, puisque pour elle tous les visages d’homme portent le même masque : celui du Diable.
Diaboli virtus in lumbis est
Rops, 1888
Rops reprendra la même citation dix plus tard, appuyée par une métaphore anatomique différente : après le pubis diabolique, voici le pelvis entomologique.
Rops pervertit ici la vielle métaphore (voir Le crâne et le papillon) en rajoutant, à titre de transgression complémentaire, la tête de Saint Jean Baptiste brandie par cette Cupidonne fessue.
Naturalia non sunt turpia
Rops, pointe sèche, vers 1875
Cette fois, la devise latine, « Les parties naturelles ne sont pas honteuses », est attribuée à Saint Jérôme (tout aussi faussement).
Pour faite bonne mesure en pédantisme souriant, Molière est aussi mis à contribution :
« Avec la permission de Monsieur, je vous invite à venir voir l’un de ces jours pour vous divertir de la dissection d’une femme, sur quoi je dois raisonner. » Molière, Le Malade imaginaire, II, 5
Le sang menstruel apporte un démenti flagrant à ce que prétend la devise. Rops est coutumier de cette contradiction entre texte et image :
« Ce masque-sexe flamboyant est visuellement confondu au mot qui le désigne « jetant par la bouche des flammes qui se mêlent au mot Naturalia« … Alors que le texte brandi comme par une Gloire érotique dit, conformément au motto inscrit à ses côtés, que la sexualité n’est pas honteuse … le sexe greffé sur le bassin squelettique apporte un déni immédiat et macabre… De disjonction en déni, l’image ne finit que par dire l’Inquiétant et c’est le mode de composition de cet Umheimliche qui prime plutôt qu’une signification stable forcément rassurante. » [4] p 100
« J’appelle un chat un chat », Boileau
Rops, vers 1875
Cette fois la citation est exacte (Nicolas Boileau, Première Satire, 1666).
Le masque pubien a effectivement été retouché dans le sens d’une similitude féline.
« Dans cette savante mise en scène, les naturalia qui sont censés ne pas être turpia se révèlent précisément tels. En faisant semblant de racheter les parties naturelles, la Décadence brandit le spectre de la lubricité et récuse la chair en y logeant le monstre. Rops s’acharnant sur le nu moderne le tire vers l’allégorie satanique d’autant que, sur certaines épreuves, une note au crayon, attribuée à son alter ego, Jacques Pontaury, accuse l’appartenance fantastique de la figure:
« Et souventes fois, à Paques-Flories qui est saison de rut, esbaudoyements et accollements de Nature, apparaît la femelle de icelluy Satan, mi partie en gourgandine, et mi partie en esquerlette. Sans camise, avec testins tout nuds; et aussy faisant veoir son sexe, lequel a visaige de Diable avec coarnes de bouc. Et vient de nuit tenant en sa dextre, un autre sexe, comme celui qui est à son pubice, pour faire cheoir en fornication, les jouvenceaux qui sont chauds en leurs coillons, lesquels, voyant ce sexe se débraguettent et deviennent ainsy en servage d’Enfer pour cette estrange er Vénérienne Gouge. – Jacques Pontaury (Gauderies, Contes sallés et pasquaies du Païs Nameurois) »
Evanghélia Stead, [6]
Naturalia non sunt turpia, Baudelaire, Sénèque l’Ancien
Rops, vers 1875
La citation de Baudelaire
« Hélas ! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion) de son goût de l’infini » Baudelaire, les Paradis artificiels
« Élévation vers l’idéal, c’est bien ce que semble représenter cette femme qui brandit un sexe comme un fanal, en même temps que Rops représente conjointement, selon une dialectique proprement baudelairienne, ce qui la retient ancrée à la matière et à l’inéluctable fatalité de la mort. » H. Védrine [7]
La citation de Sénèque
La seconde citation est lapidaire : « dux malorum femina » Elle est extraite du Phèdre de Sénèque :
« Sed dux malorum femina: haec scelerum artifex (Les femmes sont la source de tous les maux; ce sont elles qui trament les forfaits) »
« On perçoit bien à quel point elle semble contredire le sens du titre de l’œuvre. La succession et le montage de citations mettent ainsi en évidence le propre travail d’inversion de l’image qui, autour du pôle représenté par la diagonale de la jupe tendue, oppose un sexe glorieux à un sexe mortel.« H. Védrine [7]
Jules Lefebvre, 1870
Esquisse pour la statue de la Liberté
Vers 1870, Bartholdy, Brooklin Museum
Dans ces deux robustes allégories de l’époque :
- la Vérité brandit son miroir lumineux de la dextre, en tenant de la senestre la corde du puits dont elle est sortie ;
- la Liberté brandit sa torche d’une main et tient une chaîne brisée de l’autre.
Avec sa femme-squelette tenant d’une main un masque enflammé, de l’autre un bout de liquette, Rops s’est évidemment amusé à pasticher et transgresser ces deux nobles modèles… comme d’autres le feront plus tard.
Holocauste
Rops, 1895
L’holocauste est celui des deux coeurs embrasés qui se consument en forniquant. Au-dessus, la Femme écarte ses linges comme des nymphes. Centrée sur elle, la devise proclame que les parties intimes ne sont pas honteuses.
Centrée sur le Faune rigolard, la devise dit le contraire.
« ..aux côtés du thème de la révélation de la nudité, la planche affiche son pastiche. Un petit faune, tombé à la renverse, ouvre impudemment les jambes pour montrer du doigt… une feuille de vigne. Couronné de pampres, rieur, brandissant le thyrse, il est le double grotesque de la femme nue et sacralisée. » Evanghélia Stead, [6]
[7] Le marginal et le liminal : quelques pratiques d’annotations littéraires et visuelles chez Félicien Rops et James Ensor, Hélène Vedrine https://textyles.revues.org/1246#ftn16