(note de lecture) Pierre Chappuis, "Dans la lumière sourde de ce jardin", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

Le titre dit beaucoup d’une obscurité blanche qui est celle de la poésie de Pierre Chappuis, comme vœu et comme réalité linguistique. Obscurité blanche parce que la lumière y est aussi assourdissante qu’inaudible, aussi indéniable, forte, explosive qu’elle est ténue, non entendue, et pour cause : étant lumière, elle ne peut être jamais que du son inouï (aux deux sens, positif et négatif, du terme). La polysémie de la formule se fait encore entendre dans l’emploi étrange du verbe au participe passé (alors que sourdre est normalement un défectif) : « sourde de ce jardin », c’est donc qu’elle sort de terre, qu’elle en jaillit mais comme sur le mode de la rétention. Fontaine extrêmement lourde, freinée, charriant énormément de gravité et de gravas, que la poésie et la langue de Pierre Chappuis.
La langue, ou le langage plutôt, Chappuis s’en méfie, et même il s’en défie, il le met au défi, il le met à mal volontairement comme s’il s’agissait d’abord de le déconsidérer pour le laver de ses illusions. Le poète en effet ici ne craint pas de déprécier son outil, quitte à gravement abîmer le poème, quitte à jeter un doute et une ombre sur sa propre pratique poétique : « glossolalie harassante », « galimatias sans borne », « Minéral amphigouri » (titre d’une des six sections du recueil). Ces termes péjoratifs sont-ils des clés paradoxales, des aveux assumés, des perches tendues pour se faire battre ? On ironiserait en effet facilement sur cette obscurité volontaire et d’aucuns n’ont pas manqué de moquer tel titre de René Char (À une sérénité crispée) vu comme une inutile et complaisante complication. Quoi qu’il en soit et quelque malin plaisir que prenne Chappuis à suggérer dans son poème son propre discrédit, reste que la mise en cause touche à l’ensemble et à la nature même du langage. Il semble bien que ce soit à travers la faiblesse foncière de ce dernier, à travers son inaptitude essentielle à capter le réel, que le réel justement a quelque chance de percer. C’est parce qu’il fait défaut, qu’il est très en dessous de ce qu’on attendait de lui, que le langage laisse venir, sourdre, ce qu’on n’espérait plus. D’où, dès lors, le refus de la virtuosité et de la grandiloquence et l’appel à l’idiotie comme seule mesure valable du réel :
« Orgues, non : ressassement brut. »

La contrariété de nature entre le langage et le réel, il faut la cultiver ; de même que l’écart entre les mots et les choses est à creuser et non à réduire. Ainsi, plutôt qu’une congruence ou même une ressemblance de type analogique entre les choses, Chappuis cherchera leur entrecroisement, leur enchevêtrement, leur chevauchement sans que jamais soit unifiée la matière ainsi formée. Il aime les « ébréchures », les effritements. L’une de ses matières préférées est manifestement la poussière, la poussière qui cumule des valeurs de défection et de scintillement, de pourrissement et de poudroiement (d’or). Chappuis est un rêveur de matière et de paysages, en particulier ceux de la montagne : pierriers pleins de leur dévalement, torrents remplis de tumulte (« Torrent, cette foule »), toutes choses chargées d’un « embarras », d’un fracas comme constitué de sons et de matière brisée, ensemble. C’est que, encore une fois, la contrariété des choses est bonne, est favorable à ce poète.
Chappuis insiste sur la non-concordance des choses entre elles et sur l’impertinence des mots quant aux choses. Surprenant est chez lui l’usage de tel ou tel mot qui n’est manifestement pas le mot juste pour évoquer telle ou telle chose mais dont l’inconvenance dit plus que le mot approprié. On pourra par exemple citer une « lignée » de bouleaux sur une crête (quand il aurait fallu « ligne »). Ces infimes écarts, ces impropriétés comme en dérapage contrôlé du lexique disent assez que la langue est mal ajustée au monde et que c’est dans cet écart que l’on peut paradoxalement faire corps avec lui, que, par le hiatus qu’elle instaure, elle permet de rejoindre le monde tant bien que mal. Il est pour cela nécessaire de bousculer le bon usage de la langue. Ce sera tel emploi abusivement pronominal et intransitif d’un verbe (« le regard s’y égratigne »), tel mot impropre : « brimborions » qui surgit inopinément à l’évocation d’un bois de pins hostile, sombre et touffu. S’il y a le moindre et le plus léger tremblement de la matière et des sons, cela suffit pour que s’y engouffre le tout du monde, dans son abrupte étrangeté :
« Si c’est froissement, frémissement, c’est. »

Quelques références à la peinture (Cézanne) et à la musique (Scelsi), en particulier la musique monodique et microtonale (« Violoncelle seul »), renforcent encore l’impression que cette poésie arpente les versants pentus de l’imperceptible. Chappuis semble en effet se tenir sur la ligne de crête qui sépare l’excès de son contraire : la nuance, le subtil, l’insaisissable. C’est parce que le poème (en prose mais d’une prose fragmentaire et couturée de parenthèses et d’italiques qui surviennent comme des freins, des coups d’arrêt dans la lecture) doit rendre compte d’un impossible qu’il se fait lui-même impossible, obscur et dénégatif ou dépréciatif, et qu’il revendique son échec, son défaut constitutif comme la seule voie d’accès au monde :
« À l’impossible (mêmes embarras, toujours), vouloir être tenu. »
Il n’est d’approche du monde que paradoxale : approche par retrait, par farouche participation à la sauvagerie du monde. Mais c’est parce que celui-ci est inconciliable qu’il est sauf, que le poème en conserve et en exprime le taraudant besoin.
Laurent Albarracin

Pierre Chappuis
Dans la lumière sourde de ce jardin
Éditions Corti, 2016
54 p., 13