" L'homme va sur la route. Il est seul. Le ciel est pâle, qui s'abaisse sur les champs découpés par des rangées de bosquets. Des corbeaux croassent dans le geignement du vent. L'homme vient du village. Il va on ne sait où. Peut-être jusqu'au village voisin, peut-être jusqu'au ruisseau ou dans la forêt épaisse. Peut-être va-t-il à la grande ville couchée sur le bord du fleuve qui expire dans la mer.
Et s'il n'y avait pas de route ? Ni chemin ni sentier ? Si le village s'arrêtait à son dernier mur ?
Le village est de pierre, d'un bon caillou gris qui a fait l'église, la mairie, l'épicerie, le salon de coiffure. Sans oublier quelques briques pour l'école et plusieurs maisonnettes alignées sur la rue. Et des parpaings pour le snack-bar. Le snack-bar : là où tout se dit, et tout se tait. Le rendez-vous de la société. Au bout du village, il y a encore le cimetière, où chacun finit sa route. Mais il n'y a pas de route. Au bout du cimetière, il n'y a plus rien. des prairies, des broussailles, des bois à perte de vue.
Après commence le néant.
Le village a perdu sa route et la route, c'était le début du monde. Un village sans route, c'est un village sans monde. Impossible d'aller ni de revenir. On est suspendu sous le clocher de l'église, à attendre une heure qui ne sert à rien, puisqu'il n'y a nulle part où aller et venir, hormis les deux pas qui séparent le salon de coiffure du snack-bar. On oublie le quart d'heure qui vient de passer. On oublie le passé le plus proche. On oublie le passé lointain. On ne veut rien savoir du lendemain, ni de n'importe quel jour qui vient, puisqu'il n'y a pas de route, puisqu'il n'y a rien qui mène hors du village.
L'époque actuelle ressemble à ce village. Ce n'est pas la route qui manque, mais un passé et un avenir. L'époque ne connaît que son présent, un présent expulsé de son passé et privé de son avenir, ou, selon l'expression de Walter Benjamin : " un temps homogène et vide" . Il n'y a plus d'hier. Il n'y a plus de lendemain. seul subsiste le jour d'aujourd'hui, qui fait place au jour suivant qui oubliera le jour d'hier.
C'est par le doute et le hasard que les convictions s'ébranlent, que les systèmes périclitent, même s'ils s'exténuent par leurs propres agissements, lorsque leur puissance parvient à son comble et qu'elle n'engendre plus que le déclin.
Nous sommes les héritiers malgré nous des idéologies du XXème siècle. Nous ressemblons à leurs pensionnaires hébétés, croupissants dans le déni de leurs illusions encore tièdes. Nous ne voulons rien accepter de ces croyances périmées, car nous savons assez le fléau qu"elles ont été, toutes sans exception - , nationalistes, communistes, fascistes.
De ce monceau de dogmes évanouis subsiste néanmoins une idéologie moderne. Sans se prévaloir des idéologies passées, elle en porte les traces, certaines manies, des habitudes ou des stratagèmes. Mais cette idéologie moderne se défend d'être une idéologie. Elle s'efforce de paraître débarrassée de tout ce qui constituait une idéologie, et elle sait faire illusion. A force de masques et de dénégations, elle parvient à faire douter de son existence. Nous pourrions l'arracher à son ombre pour la faire passer aux aveux : elle ne se déroberait pas. Même si elle disait haut et fort de quoi elle est faite, de quelles pensées inavouables, de quelle ambition, de quelle soif d'hégémonie, nous ne serions pas plus avancés. Car si cette idéologie ne se montre pas, c'est qu'elle n'en a pas besoin. Contrairement au christianisme, au communisme ou au fascisme, elles se dispense des pompes de la terreur. Elle ne nous force ni à prier ni à nous taire. C'est qu'elle s'est insinuée partout, jusque dans les petites choses. Elle s'exprime par bribes, et dans le murmure. Elle ne paraît jamais d'un bloc, d'un visage. On ne l'identifie pas, ou mal. Elle tergiverse, finasse, se pare de la plus grande confusion possible. C'est dans le brouhaha qu'elle se sent chez elle.
Imperceptiblement, insidieusement, elle s'est mise dans notre langage, dans nos coutumes, dans nos jugements et dans notre façon d'appréhender la réalité, à commencer par l'Histoire. Or, c'est précisément de cette Histoire, de ce mouvement entre passé, présent et avenir que veut nous priver l'idéologie moderne. Elle omet sciemment le passé pour mieux se vautrer dans le présent, un présent qui doit coûte que coûte faire oublier l'avenir. L'avenir : n'oublions pas que les idéologies du XXème siècle se sont acharnées à oublier le présent pour s'oublier dans la promesse d'un avenir, forcément meilleur, forcément radieux.
Aujourd'hui, l'avenir est avant tout une menace, un monde mauvais et périlleux qu'il faut ôter de notre esprit. pour cela, il suffit de provoquer son oubli. Et, dès lors que l'avenir est oublié, on peut oublier le passé.
Mais on ne saurait faire disparaître complètement le passé. Il doit donc apparaître tel que le présent puisse le supporter : un passé éloigné, flou, fait de perruques royales, de victoire navales, de conquêtes triomphales. Il ne doit en rester que des dates magistrales, des batailles héroïques et des splendeurs muséifiées. C'est par ce travestissement du passé et ce rejet de l'avenir que l'idéologie moderne se constitue et agit comme une idéologie. Elle procède avec une violence tout en raffinement, sans jamais avouer sa besogne qui consiste à abolir systématiquement le mouvement de l'Histoire. C'est une technique d'aveuglement, une technique qui a fait ses preuves. C'est désormais en aveugles que nous appréhendons le monde. Nous somme dans une étrange nuit, une nuit qui ne commence pas et ne finit pas, puisqu'elle n'a ni passé ni avenir. Et dans cette nuit, nous sommes comme suspendus dans le présent. Mieux : nous nous y réfugions, comme dans un cocon...
Walter Benjamin l'a remarqué : " Rien de ce qui eut jamais lieu n'est perdu pour l'Histoire." Mais l'Histoire ne consiste pas en une succession d'évènements. Il ne s'agit pas de savoir comment les choses se sont réellement passées. Il s'agit de réveiller les morts, tous les morts, sans exception. Il faut entendre la voix de ces misérables, des anonymes, des exclus de l'Histoire officielle. Seules ces voix retrouvées donneront une réalité au présent. Elles en sont le garant invisible et muet
C'est parce qu'on peut douter de la fable du passé que le passé véritable peut se rouvrir. Nietzsche, dans Le Gai Savoir, l'a noté ; il faut remettre toute l'Histoire en question, car le passé est sans doute essentiellement inexploré. Pour cela, il faut faire appel à ses propres forces rétroactives, afin que les secrets du passé sortent de leurs cachettes.
Nietzsche se réjouit de cette vertu nouvelle qu'on appelle " le sens historique". Mais ce sentiment est "encore une chose si pauvre et si froide qu'il parcourt bien des gens comme un frisson glacé, et qu'il les rend encore plus pauvres et plus froids."
C'est un sentiment vaste, encore embrouillé, qui ne sait quoi faire de ce continent enfoui dans la mémoire collective, et qui a des airs de malade incurable plein de regret pour sa santé ou de vieillard agonisant nostalgique de sa jeunesse. C'est que l'effort qu'exige de nous un tel sentiment est énorme. Il s'agit ni plus ni moins de sentir comme sa propre histoire toute l'Histoire de l'humanité. Aussi Nietzsche écrit-il : "Prendre tout cela sur son âme, le passé le plus vieux, le présent le plus neuf, les pertes, les espoirs, les conquêtes, les victoires de l'humanité, réunir tout cela en une seule âme, en un seul sentiment, voilà qui devrait produire enfin un bonheur tel que l'homme n'en a jamais connu..."
Rien du pressentiment de Nietzsche ne s'est accompli. Un siècle de divers avenirs radieux s'est consumé dans l'horreur et la pitié ; et nous voilà : vieux et jeunes enfants d'un temps suspendu, qui n'avons plus guère la force de rêver, n'en ressentons qu'à peine la nécessité, parce que l'idéologie moderne ne provoque aucun rêve.
Ce qu'on a appelé le capitalisme, qu'on nomme volontiers libéralisme, et qu'on voudrait définir comme une réalité où les rapports de force seraient dictés par la concurrence et le profit, cette société mondiale qui irait sans boussole secrète ce qu'il lui manque, ce qui se niche dans son absence, c'est-à-dire un monde vivant dans le monde achevé. Et ce monde n'est rien de moins que la conscience du temps, et son expérience. Plus que par la philosophie, c'est peut-être par la poésie que commence l'Histoire."
Frédéric Pajak : extrait de " Manifeste Incertain 3 " Les Editions Noir Sur Blanc, 2014 https://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Pajakhttp://