Chaque après-midi, le vieux monsieur traverse le hall de l'hôtel Puri, établissement célèbre pour son atmosphère perenakan: meubles d'ébène incrustés de nacre, patio à l'impluvium carrelé, longue enfilade de pièces menant au comptoir de la réception. Le vieux monsieur, que tout le monde appelle Uncle Alein, est salué par le personnel avec affection et respect. Le voici, entrant par la porte vitrée dans le bureau situé derrière le comptoir. On ne referme pas la porte derrière lui.
De son vrai nom, Tan Ah Hock, le vieux monsieur se recueille devant le petit autel rouge foncé dressé pour ses ancêtres. Il incarne la 8° génération d'une famille établie à Malaca depuis le XVIII° siècle et y a fait fortune. Les tasses minuscules de porcelaine bordeaux sont remplies de thé et des biscuits sont posés sur une assiette. Le culte des ancêtres est très naturel et très vivant partout en Asie, recouvrant toutes les pratiques religieuses. Garder le lien avec les générations précédentes, respecter leur passage dans l'au-delà...Respect. Le mot revient plusieurs fois dans la bouche de Monsieur Tan, lorsque gentiment il accepte de répondre à quelques unes de mes questions.
- Je suis né à Malaca. Mes lointains ancêtres venaient du Fujian, en Chine.
Cette région de Chine possède la tradition maritime la plus ancienne et sa population migrante depuis le XV° siècle a constitué les premiers éléments de la diaspora chinoise de l’Asie du Sud-Est.
Il m'explique qu'il reste propriétaire de la maison qui est louée à l'hôtel. Quand de nécessaires aménagements sont envisagés pour la modernisation de l'établissement, il adresse des prières aux ancêtres qui savent ce qu'il est bon de faire ou non.
On me dit que j'ai de la chance. Le vieux monsieur n'accorde jamais d'interviews. Il passe, sourire aux lèvres, saluant le personnel d'un petit signe de tête, et se rend devant l'autel familial, sans bruit, juste le frémissement de l'air déplacé dans son sillage, les employés qui s'écartent, les pas de la petite servante qui l'accompagne, le battant de la porte qui s'ouvre. Puis il repart, sortant du bureau par l'ouverture de côté. Un petit tour dans l'ancien hall réservé aux ancêtres, là où les hirondelles rentrent chaque soir et nichent aux quatre coins du plafond.
Juste le temps de respirer l'air chaud et humide qui vient du jardin. La pièce non climatisée est ouverte sur l'extérieur. Les esprits peuvent aller et venir comme les hirondelles, s'envoler, revenir, frôler le client qui s'attarde ou se poser sur l'épaule d'Uncle Alein. Alors, à petits pas, il refait le chemin inverse et sort de l'hôtel. Une voiture noire l'attend, garée devant la grille peinte en blanc du temple bâti par une autre famille à la mémoire de ses ascendants. M. Tan Ah Hock s'en va. Il reviendra demain.